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qui me viennent, voilà un talent dont Minerve aux yeux bleus ni Mars le grand polémiste ne m’ont donné le secret. J’avoue qu’il vaudrait mieux se conduire un peu plus en homme et mêler davantage à la pratique de la vie ce sens de l’être où je vis absorbée ; mais que voulez-vous faire de la timidité incarnée, d’une personne qui, en présence des autres dames, ne peut sans rougir dire tout haut la prière du réfectoire ? »

Cette incapacité de discussion, de sociabilité, la livrait pieds et poings liés au démon de son propre enthousiasme, et cette force d’expansivité, péniblement comprimée vis-à-vis du monde, reprenait ses droits dans la solitude. Ce fut ce qui la perdit, et cependant vous trouvez en cette aimable nature des éclairs de sagesse et de bon sens. Il est vrai que ce qu’elle en avait, au lieu de le garder pour son compte, elle le dépensait en conseils à ses amis, ne se réservant en propre que les extravagances. On pourrait extraire de sa correspondance tel passage qui restera comme la meilleure critique de ce sybaritisme intellectuel, de ce délicieux vagabondage sans rime ni raison qui fait le caractère des écrits de Bettina. « Ce qui te manque surtout, crois-moi, c’est la consistance ; il faut à ton imagination un sol quelconque, le terrain de l’histoire, par exemple, si rempli de sucs féconds et nourriciers auxquels l’arbre de tes idées emprunterait une force de végétation qu’il n’a pas. »

Ce terrain généreux de l’histoire, Arnim eut l’insigne mérite de savoir se l’approprier, et c’est là ce qui fait de lui, aux yeux des vrais lettrés, le conteur par excellence. « Il y eut de tout temps, écrit-il, dans ce monde un élément mystérieux, plus digne, par sa grandeur et sa puissance, de nous intéresser que tout ce que nous voyons sur la scène. Cet élément est d’ordinaire trop intimement uni à l’originalité de l’homme pour que les contemporains puissent s’en rendre compte ; mais l’histoire, en sa suprême vérité, livre aux générations qui leur succèdent des images grosses de pressentimens. Et de même que dans certaines marques creusées dans le granit le peuple croit voir l’empreinte des doigts d’une race antérieure de géans, de même ces signes de l’histoire nous révèlent l’œuvre oubliée d’intelligences qui jadis ont humainement appartenu à la terre. Cette révélation, qui n’a jamais pour théâtre un horizon complet et qui se passe dans le plus intime de notre être, cette révélation, quand nous y voulons à notre tour initier le public, se nomme poésie ; elle est le produit de l’esprit et de la vérité opérant du passé dans le présent. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il ne s’agit pas ici de cette vérité réelle qui se laisse prendre avec la main à la surface des choses, car s’il en était de la sorte, si la poésie pouvait entièrement appartenir à la terre,