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O’Donnell. Le duc de la Victoire n’a point fait le mouvement de 1854, mais il lui a communiqué pour ainsi dire son caractère, et il a contribué à lui donner sa gravité redoutable, lorsqu’il aurait pu le régler et le dominer. À chaque pas dans cette révolution éclate sa responsabilité. À Saragosse, à Madrid, dans l’intervalle du 1er août au 8 novembre, depuis l’ouverture des cortès, il eut fallu simplement un mot pour tracer à cette crise la limite qu’elle ne franchirait pas ; c’est ce mot que le duc de la Victoire n’a point prononcé, ou qu’il n’a prononcé que tardivement et de façon à laisser une issue ouverte à toutes les tentatives. Au fond, il n’est point douteux que dans son indolence impénétrable Espartero a voulu être plus que président du conseil, c’est-à-dire qu’il a voulu comme il sait vouloir, en attendant les événemens, en laissant la fortune agir pour lui, prêt à accepter, selon l’occasion, une présidence de république, une régence, ou mieux encore peut-être. Nonchalant par nature, ambitieux par circonstance, capable de se laisser entraîner à toutes les extrémités, comme aussi de s’arrêter au premier obstacle, il n’a point su être simplement un chef de ministère. Faute d’un rôle plus éclatant, quelques-uns de ses partisans avaient imaginé un moment de créer pour lui une position qui eût rappelé celle de l’ancien justicia d’Aragon ; l’idée n’a point trouvé faveur, mais elle indique ce vague besoin d’une influence irrégulière et exceptionnelle. La révolution plaît à Espartero, parce qu’elle lui donne cette influence ; il se flatte ainsi d’être le protecteur des droits du peuple, et c’est à peine s’il se croit tenu aux plus simples déférences envers la royauté, qu’il traite en vainqueur et en maître. Plus d’une fois, assure-t-on, il a fait sentir à la reine le prix de ses services, en lui rappelant durement qu’il avait ramassé sa couronne dans la rue. Seulement Espartero se méprend sur le succès possible de ce rôle de dominateur hautain de la royauté. Sa force est moins réelle qu’il ne le pense lui-même, et s’il voulait en faire l’épreuve, il risquerait de recommencer l’histoire de 1843, comme on le lui a dit un jour assez cruellement. Il n’a point l’armée pour lui, il n’a point les classes éclairées de la nation, il n’a point les populations des campagnes ; il n’aurait en sa faveur que les bullangeros des villes, le personnel de toutes les émeutes et de toutes les factions. Cela suffit pour bouleverser le pays à un moment donné, cela ne suffit pas pour le conquérir. Rien n’était plus simple que la situation du duc de la Victoire, s’il l’avait bien comprise, s’il avait su vouloir ; il n’a point voulu, et c’est un des caractères de cette révolution de s’être tout d’abord donné pour guide un homme qui ne sait pas se conduire lui-même, qui a par instans toutes les velléités de l’ambition sans en avoir l’énergie, de même qu’il peut parfois avoir de bons mouvemens sans profit.