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profond et dernier regard. Mercure contemple cet adieu muet avec un intérêt bienveillant, mais paisible, et qui ne trouble pas sa félicité de dieu. Sa main touche à peine la main d’Eurydice, mais on sent dans cette main un petit mouvement par lequel elle avertit l’épouse un moment ravie aux enfers, et va l’entraîner irrésistiblement. La fatalité tout entière est dans ce petit mouvement de la main de Mercure. Rien de plus calme, de plus sculptural que les poses de ces trois personnages, rien de plus ému, de plus passionné que le sentiment qui respire dans ce bas-relief ; rien non plus ne peut faire mieux comprendre comment les anciens, avec des lignes simples et une composition tranquille, savaient remuer l’âme. Un moderne eut représenté, comme l’a fait le peintre Drolling, Eurydice emportée dans les airs et Orphée ouvrant de grands bras pour la ressaisir. Ici, ce sont trois figures presque immobiles : Orphée écarte un peu le voile d’Eurydice, Eurydice pose la main sur l’épaule d’Orphée et le regarde, Mercure touche légèrement l’autre main d’Eurydice, et l’attendrissement le plus profond vous saisit, tandis que vos yeux contemplent ces contours si purs, cette scène si calme et si pathétique tout ensemble. Il semble qu’on pourrait la contempler éternellement sans s’en lasser et s’en rassasier jamais. Le caractère du beau grec est là tout entier.

Je n’ose pas affirmer, bien que très tenté de le faire, que le bas-relief de la villa Albani soit un original grec, parce que ces originaux sont très rares. En revanche, les reproductions des chefs-d’œuvre célèbres des grands sculpteurs de la Grèce ont été trouvées en grande abondance à Rome, dans les ruines et les fouilles. L’on a des reproductions de Phidias, de Praxitèle, de Myron, de Lysippe, quelquefois très belles et dans lesquelles on sent la perfection de l’original à travers l’infériorité du copiste. Ces copistes sont plutôt pareils aux traducteurs habiles et incomplets des grands poètes, si vous aimez mieux, à des hommes qui transporteraient d’un pays à un autre, dans des vases ouverts, des vins exquis, lesquels conserveraient leur goût, mais laisseraient échapper en route un peu de leur arôme et, si je puis parler ainsi, de leur bouquet. Ceci explique l’admiration, immodérée peut-être, mais non dénuée de motifs, qu’ont inspirée plusieurs statues. On ne connaissait pas le marbre du Parthénon et la Vénus de Milo, quand on voyait le terme suprême de l’art dans l’Apollon du Belvédère et la Vénus de Médicis. Le premier, quoi qu’on ait dit, demeure triomphant et rayonnant dans le Belvédère, temple élevé aux merveilles de l’art païen par le pape Léon X. La tête sera toujours un modèle de beauté noble et fière ; la statue tout entière, une vision radieuse, comme disait Byron. Il y a des détails traités avec une extrême finesse ; mais en repoussant cet ignoble blasphème que l’Apollon ressemble à un radis ratissé, on peut trouver qu’en général la nature y est trop effacée,