Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

débrouiller du chaos d’erreurs que le temps dans sa marche entasse autour de nous. Nous voulons, par cet instinct de vie spirituelle, séparer le vrai du faux, le bien du mal ; alors même que nos passions mêlent l’un et l’autre, notre esprit veut les distinguer ; opération d’abord obscure, faible et décousue, mais qui finit par se comprendre elle-même et par se préciser dans la volonté. Avant donc d’être formulé par la philosophie, avant même d’être mis en scène par les poètes, ce sentiment vague de critique, cette distinction qui cherche à se faire jour, ont déjà trouvé une expression pour ainsi dire pratique dans le peuple. Le peuple, avant de savoir dire ce qu’il pense d’une chose, l’exprime déjà par la manière dont il se comporte devant la chose ; devant les mythes qui s’accordent avec son sens moral, il s’incline ; il rit et badine avec les autres. Telle est l’origine de ces nombreuses légendes en sens contraire dont le peuple fut le véritable inventeur, et que la poésie recueillit et développa ensuite. Le rire populaire ne tombe pas indifféremment sur tous les objets, quoi qu’en dise à ce sujet Guillaume Schlegel ; il ne se serait pas attaqué dans Athènes à la vierge du Parthénon ni aux os de Thésée ; donc il distingue, donc il a un sens et procède d’un jugement intérieur plus ou moins clair. Or qui ne voit ici l’action latente de la philosophie même, quoiqu’elle ne soit pas encore née ? Donner aux mythes de la tradition une valeur ou leur en refuser une, suivant qu’ils s’accordent ou non avec la vérité morale ou métaphysique, c’est déjà les distinguer de cette vérité, c’est déjà les subordonner à cette vérité ; c’est commencer un travail qui finira par les en détacher tout à fait et les faire abandonner comme un vêtement inutile. N’était-ce pas là le travail même de la philosophie grecque ? Platon a-t-il fait autre chose ? La philosophie n’a inventé aucun principe moral, elle les a tous trouvés dans la vie des hommes et dans la sagesse des nations ; elle les a seulement éclaircis, développés, systématisés par des méthodes d’ailleurs fort imparfaites et fort contestées ; mais ce qu’elle a accompli avec succès, c’est la séparation du mythe d’avec le dogme moral et métaphysique. Platon se sert des mythes, il en crée même de nouveaux, mais toujours en les subordonnant à la vérité morale et métaphysique trouvée ailleurs. Il se trompait en essayant par-là d’épurer un culte trop profondément altéré ; toujours est-il qu’après lui la mythologie ne restait plus qu’une lettre morte, et ce principe demeurait acquis, qu’une chose n’est pas juste parce que l’oracle l’a dite, mais que l’oracle l’a dite parce qu’elle est juste. L’idée du peuple et l’idée du philosophe ne sont donc ici qu’une même idée ; le premier l’a conçue dans sa conscience irréfléchie au contact des circonstances ; l’autre l’appellera au jour et l’accouchera en quelque sorte, comme faisait Socrate. Le peuple y allait