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rangs de la société, plus le peuple tombait en proie aux superstitions de toute sorte. Que veut dire cela, sinon que le peuple a besoin d’être en rapport avec Dieu, et qu’il produit à sa façon des cultes spontanés quand on lui enlève le vieux culte héréditaire, comme une terre féconde exposée aux influences du ciel pousse mille rejetons sauvages à la place du vieux tronc qui l’avait longtemps ombragée ? De même dans l’ordre humain, cette mollesse épicurienne, ce calcul ingénieux, quoique faux, qui recommande la vertu comme un plaisir et assujétit le plaisir à la modération, qui commande de prévoir et d’éviter les écueils qui sont en nous-mêmes, d’associer notre vie à celle des autres le plus adroitement possible pour jouir du commerce intellectuel et cordial, qui est la plus délicate comme la plus durable des jouissances, cette philosophie, égoïste au fond, répandait pourtant par là même un sentiment d’indulgence universelle, favorisé par la fusion de toutes les classes, par la faiblesse commune, et par le besoin que chacun pouvait avoir d’autrui. Cette indulgence, naturelle aux Grecs, prenait la couleur d’une véritable philanthropie générale ; au moins elle en donnait l’image. L’amitié, si vantée dans les temps anciens, et employée même comme un ressort militaire et politique dans les constitutions de quelques états, devenait comme une charité répandue sur le genre humain, caritas humani generis. Il y avait deux élémens qui fermentaient sous les ruines de l’ancienne société, le besoin indéfini de religion qui cherchait une forme, et l’amour du genre humain qui s’annonçait, sinon comme une tendance nouvelle, au moins comme un sentiment mieux compris, et qui devenait une maxime et un précepte. Il est évident, par tous les écrits de cette époque, que le vent du christianisme, qui doit bientôt souffler à tous les peuples un même langage et une même affection fraternelle, s’était déjà levé ; mais il fallait encore que la croyance et l’amour se fondissent dans un même symbole, qui pût, par sa forme fixe et populaire, les rendre indépendans des agitations de la philosophie et leur offrir une base durable en présence des nations. En attendant, l’homme avait, dans cet abandon à ses forces isolées, de grandes tristesses, comme nous le voyons par Ménandre lui-même : il étudiait beaucoup, compilait, commentait, proclamait les livres canoniques de sa littérature, dont la première période était close ; mais en remuant ces décombres du passé, il levait souvent les yeux, et regardait à l’horizon si les nouveaux constructeurs n’arrivaient pas encore.

C’est pour rechercher les indices de cette situation que nous voulons jeter un coup d’œil sur ce qui nous reste de Ménandre. On trouvera dans les deux publications de M. Benoit et de M. Guillaume Guizot[1]

  1. Ces deux ouvrages ont été couronnés ex-œquo par l’Académie française en 1853, à la suite, d’un concours ouvert sur le programme suivant, qui résume toutes les questions à faire sur ce sujet : « Étude historique et littéraire sur la comédie de Ménandre ; en faire bien connaître réplique et le caractère à l’aide des nombreux débris qui s’en sont conservés, des témoignages épars à ce sujet dans l’antiquité, des fragmens de poètes comiques de la même date et de la même école, des imitations latines, et des conjectures de la critique savante. » Les deux concurrens ont rempli ce programme avec un succès égal. Le travail de M. Benoit est sobre, bien ordonné, et partout éclairé d’une pensée morale élevée et ferme. Dans le livre de M. Guillaume Guizot, il y a une abondance de rapprochemens qui ne se contient peut-être pas assez ; nous y regrettons aussi quelquefois des erreurs de goût. Ainsi nous donner, comme une charmante imitation de l’esprit de Ménandre, ces lettres d’Alciphron, où le penchant à l’amplification et la froideur du pastiche se trahissent à chaque instant, c’est, il nous semble, dépasser le but en voulant trop user de ses moyens ; mais cette exubérance est trop naturelle et de trop bon augure dans un premier essai pour qu’on en puisse faire un reproche sérieux. Le travail de M. G. Guizot est complet, il contient tout ce qu’on peut dire ; tout ce qui nous reste de Ménandre y est traduit, soit dans le corps de l’ouvrage, soit dans l’appendice. Ce début nous donne le droit d’attendre d’autres travaux, qui n’en seront pas moins pleins pour être plus sévèrement circonscrits.