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ondines, durent être fort désappointés, mais peut-être s’en consolèrent-ils en pensant que ce monstre appartenait à la plus basse plèbe du pays des filles de la mer. On dirait le portrait d’une vieille sirène qui a vécu dans les métiers interlopes et dans les mœurs les plus viles, et nous sommes de l’avis de ce brave Hollandais qui, étant venu contempler cette merveille, s’écria en la voyant : Je n’ai jamais vu rien de plus pitoyable. Ne trouvez-vous pas que ces pièges grossiers tendus à la crédulité publique révèlent assez bien l’état moral du pays où l’on peut arriver à la fortune par de tels moyens? Chez un peuple réellement jeune, de telles amorces n’auraient aucun pouvoir; il faut à un peuple jeune plus de prestige et de poésie, des superstitions colorées, des monstruosités idéales, des beautés dont le modèle ne se trouve nulle part. Il faut aux peuples vieillis et blasés des plaisirs raffinés, des exhibitions quintessenciées, des combinaisons rares. Les Américains, peuple jeune sans la naïveté de l’enfance et vieilli sans le goût difficile de la vieillesse, sont plus faciles à contenter; ils ressemblent tous plus ou moins à ce jeune Yankee que son père avait mené à un concert de Jenny Lind. L’enfant, qui avait le goût de la musique, resta tout un soir plongé dans l’extase sans souffler mot. Le père, tout heureux, voulut donner à son fils ce plaisir une seconde fois; mais comme on passait près d’une boutique de saltimbanques : — Papa, dit l’enfant, allons donc voir le cochon monstre ! Tels sont les Américains : grossier ou raffiné, ils mordent avec la même voracité au plaisir qu’on leur présente; mais il leur faut un aliment pour apaiser la rage de divertissement qui semble les posséder, et qui a valu à M. Barnum sa grande fortune et ses succès.

Ce fut quelque temps après l’achat de l’American Museum que M. Barnum fit la rencontre d’un enfant nommé Charles Stratton, qu’il devait rendre célèbre sous le nom de Tom Pouce. L’enfant avait cinq ans, M. Barnum lui en donna onze, et le montra comme un nain à toute l’Amérique. Deux ans plus tard, l’enfant avait sept ans, M. Barnum lui en donna quinze et le conduisit en Europe. Nous l’avons tous vu, et nous avons tous été dupes de M. Barnum, en très illustre compagnie, il est vrai, en compagnie de la reine et de la cour d’Angleterre, de la famille royale qui régnait alors en France, des plus riches banquiers et des plus fins diplomates, des belles dames et des princesses qui ont embrassé Tom Pouce, et des feuilletonistes qui ont célébré le prétendu nain. Tout le monde fut ravi et transporté d’admiration pour cette bizarrerie de la nature, sauf M. Théophile Gautier cependant, qui, si nous avons bonne mémoire, protesta au nom du goût, déclara de pareilles exhibitions immorales, et demanda s’il ne vaudrait pas mieux exposer aux regards de la multitude un beau jeune homme aux formes grecques, ou une belle fille