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dans le costume de la Vénus de Milo. Cette protestation fut l’unique. Il faut pourtant mentionner aussi certains saltimbanques et montreurs de curiosités anglais, qui, par jalousie et rivalité de métier, se plaignirent vivement, en présence de M. Barnum lui-même, de la préférence qu’on donnait aux étrangers sur les nationaux. « Notre reine patrone tout ce qui est étranger, et elle ne visitera pas ma belle collection de figures de cire ; cela ferait pourtant honneur à la couronne d’Angleterre. — Je connais deux nains qui valent deux fois Tom Pouce, » disait un autre. M. Barnum raconte cette anecdote, et sourit dédaigneusement en rappelant les propos de ces pauvres hères.

Tom Pouce fut une bonne spéculation; mais le coup de maître de M. Barnum, c’est l’affaire de Jenny Lind. En janvier 1850, M. Barnum, par l’intermédiaire d’un certain M. Walton, engagea Jenny Lind pour cent cinquante concerts, à la somme énorme de 1,000 dollars par concert (5,000fr.), plus les frais de voyage et de séjour de la célèbre cantatrice et de son escorte. M. Barnum eut nouvelle de la conclusion du traité en février, Jenny Lind devait arriver au mois d’août; il n’y avait donc pas un instant à perdre. M. Barnum avait à créer une réputation, car l’Amérique connaissait à peine le nom du rossignol suédois. Dès le 22 février, il informa donc les journaux du traité qu’il venait de conclure, et traça le portrait moral le plus flatteur de cette célèbre personne qu’il n’avait jamais vue. « Ce n’était pas l’amour de l’or qui amenait Jenny Lind en Amérique; elle aimait la république et les institutions américaines, en parlait dans les termes les plus flatteurs, et était bien aise de visiter cette terre de la liberté. Jenny Lind était d’ailleurs une personne simple et charitable, connue par ses actes de bienfaisance, en un mot la bonté personnifiée. » Après les réclames vinrent les lithographies, qui familiarisèrent les concitoyens de M. Barnum avec le visage de la cantatrice; le bon public américain était donc tout préparé lorsque Jenny Lind arriva. Il était depuis longtemps à l’état de mine qui n’attend pour sauter qu’une étincelle. On connaît les scènes curieuses d’enthousiasme auxquelles l’arrivée de Jenny Lind donna lieu, les arcs-de-triomphe dressés sur la route du rossignol suédois, l’histoire du fameux billet de 225 dollars adjugé au chapelier Génin, les voitures du beau monde stationnant à la porte de la cantatrice, les modes baptisées de son nom, etc. Ce fut un délire général. M. Barnum avait bien calculé. Jenny Lind ne donna que quatre-vingt-quinze concerts au lieu de cent cinquante, et cependant M. Barnum réalisa plus de 500,000 doll. de recettes, les honoraires de la cantatrice payés. Nous avons sous les yeux la liste détaillée des recettes de chaque concert. Les recettes Carient de 5 à 17,000 doll. La moyenne est environ de 8,000