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cinquante-trois centimes, et s’éloigna la tête pleine de projets, jasant avec la loquacité d’un aveugle qu’aucun objet extérieur ne distrait de ses pensées.


VI

Vicente ne comptait pas beaucoup sur la protection de la marquise. Dès qu’il eut quitté son père, il se rendit sur le port pour y chercher du travail. Les patrons de barques auxquels il s’adressait trouvaient mille raisons pour déprécier les services qu’il pouvait leur rendre. C’était à qui lui offrirait le plus minime salaire, et cependant chacun d’eux désirait avoir au rabais un matelot expérimenté, plein de bon vouloir, qui ne coûterait pas plus qu’un mousse. La journée se passa donc sans que Vicente eût pris d’engagement avec personne. Comme il allait retourner vers son père, il rencontra Diogo, le matelot du Bom-Pastor, qui l’arrêta au passage.

— Viens avec moi, Vicente, lui dit le négrier, je recrute des camarades !…

— Pourquoi faire ?

— Pour faire la noce et m’aider à dépenser mon argent. Le brick va repartir dans huit jours, et tu sais bien qu’un vrai marin ne s’embarque jamais avant d’avoir semé derrière lui sa dernière cruzade !

— Je n’ai pas le temps, répliqua Vicente.

— Tu es à terre de ce matin, et tu travailles déjà ! Viens donc ; j’ai commandé un souper là-bas, dans la rue de Flor de Murta, et il doit venir des violons ce soir… Ce n’est pas ton bras de moins qui t’empêchera de danser. Tu verras là les anciens, les camarades avec qui tu as navigué…

— Merci, dit Vicente, je n’ai point le cœur au plaisir !

Il s’éloigna donc et se dirigea vers la promenade du Rocio, où son père l’attendait. Le soleil venait de se coucher ; la cloche du jardin donnait aux promeneurs le signal de la retraite. Une ombre fraîche et mystérieuse commençait à descendre des collines voisines sur le charmant petit parc. Les magasins se fermaient partout, et même dans les beaux quartiers ; Lisbonne prenait cette physionomie austère, morne, qui contraste si fortement avec la douceur de son climat. À l’heure où la brise du nord fait frissonner les grandes eaux du Tage, où la limpide sérénité du ciel invite à la promenade, au moment où s’exhalent des jardins mille parfums pénétrans et suaves, chacun rentre chez soi, se barricade furtivement derrière sa porte massive, et l’on croirait qu’il est minuit. Dès qu’il ne fait plus jour, Lisbonne se voue au silence. De même que les femmes portugaises,