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vêtues du capote (manteau à collet) en toutes saisons, les cheveux cachés sous le lenzo[1], ressemblent à des nonnes, tant elles ont d’austérité sous leur costume et de gravité dans leur allure, de même aussi, quand les clairons du fort Saint-George et de l’arsenal ont sonné la retraite, Lisbonne ressemble à un vaste couvent. L’Italien vit dans la rue, l’Espagnol au balcon, le Portugais chez lui, comme le Turc.

L’aveugle, assis sur une borne, avait entendu les promeneurs s’écouler devant lui, comme le rocher immobile entend passer à ses pieds les flots du ruisseau après la pluie. Quand son fils approcha, il le reconnut à son pas et se leva. -C’est toi, Vicente ? As-tu trouvé un patron qui veuille l’occuper ?

— Je n’ai pas de chances, mon père ; ils ont tous envie de m’avoir, à la condition de ne point me payer !

— J’en étais sûr, mon garçon, répliqua l’aveugle ; cette grande ville ne vaut plus rien pour nous ! Je n’ai pas fait de quoi acheter un morceau de pain, et pourtant il y avait bien du monde. Allons-nous-en au pays ! Allons, les pavés de Lisbonne sont ennuyés de me porter.

— Voulez-vous rentrer chez vous, mon père ? demanda Vicente ; il est nuit…

— Il faut passer chez la marquise auparavant, place de Sol de Rato, la grande porte cochère à droite en remontant… Viens, tu vas voir là de braves gens qui ont bon cœur…

La marquise habitait un de ces hôtels plus ou moins splendides que l’on appelle volontiers à Lisbonne du nom de praço (palais) ; ce sont des habitations spacieuses, bâties pour la plupart sur des collines, de manière que du haut des fenêtres la vue puisse embrasser le cours du Tage jusqu’à son embouchure. Le tremblement de terre de 1755 n’ayant laissé debout aucun des édifices anciens, la belle architecture du moyen âge et de la renaissance a disparu pour toujours. Lisbonne n’a plus rien qui rappelle les palais de Gênes ou de Venise, rien non plus qui puisse se comparer aux riantes façades des maisons de Séville. Le praço de la marquise était tout simplement un vaste logis, bâti entre une cour spacieuse et des jardins assez étendus. Le parterre, dessiné et planté d’après l’usage du pays, offrait un précieux assemblage des plus beaux végétaux apportés jadis à Lisbonne par les navigateurs portugais et acclimatés depuis longtemps sur les bords du Tage : ici le dattier de la Mauritanie, là le dracena des îles Mascarenhas ; plus loin, le bananier de Madère, et partout des héliotropes en buissons, exhalant jour et nuit le parfum de la vanille. Les

  1. Pointe de mouchoir nouée sous le menton.