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un tombeau, et semblait avoir poussé jusqu’aux dernières limites le sombre génie de l’ascétisme. Tout enfant, Saint-Simon avait conçu pour l’abbé de Rancé une vénération mêlée de tendresse, et depuis lors plus d’une fois chaque année, aux temps même les plus remplis par les devoirs du service militaire, les phis troublés par les distractions du monde et les soucis de l’ambition, le jeune courtisan, s’échappant mystérieusement de Versailles ou de Saint-Germain pour dérober aux indiscrétions son pieux pèlerinage, allait chercher près du vieil ami de son père, devenu bientôt le sien, les calmes pensées de la solitude et les fortifiantes paroles de la sagesse chrétienne. Il y demeurait des semaines entières, « enchanté, dit-il, par la sainteté du lieu, ravi par le grand et touchant spectacle » de tant de vertu et d’humilité.

S’il revenait de ces fuites au désert plus indulgent pour les hommes de son temps, je n’oserais l’affirmer : tout bon chrétien qu’il est, Saint-Simon n’eut jamais pour vertu la charité chrétienne. Se résigner au spectacle du mal est un stoïcisme qui ne lui appartient pas davantage, et l’impression douloureuse qu’il en reçoit excite en lui des frémissemens de colère dont il n’est pas maître. Est-ce sa faute, après tout, si les temps sont si tristes ? est-ce sa faute si le génie, le courage et le désintéressement sont si rares ? De quelque côté qu’il porte maintenant ses regards, il n’aperçoit rien qui ne l’afflige ou l’indigne. Le ciel est devenu sombre, et à l’horizon se lèvent les tempêtes.

D’heureux auspices cependant avaient à son aurore salué le siècle qui vient de naître. Pendant qu’au fond de l’Escurial achevait de s’éteindre la race abâtardie de Charles-Quint, et que d’ardentes convoitises se partageaient à l’avance son opulent héritage, la fortune, outrepassant l’ambition même de Louis XIV, au lieu de quelques provinces, a jeté dans ses mains un empire. Mais qui portera le poids de tant de bonheur et d’audace ? qui contiendra l’Europe jalouse et courroucée ? Où sont les grands ministres, où sont les grands capitaines qui avaient fait la France si forte et si redoutable ? Leur ombre seule, hélas ! protège aujourd’hui la patrie. La médiocrité, la présomption délibèrent dans les conseils et commandent aux armées. Chamillard se traîne écrasé sous le double fardeau qui a fatigué Colbert et Louvois. Des mains de Luxembourg mourant et de Catinat disgracié, l’épée de la France est tombée aux mains des Marsin, des Villeroy et des La Feuillade. Un esprit d’erreur et d’aveuglement enchaîne les fautes aux fautes, les désastres aux désastres. Hochstedt, Ramillies, Turin, Malplaquet, que de noms lugubres vont s’inscrire sur cette page néfaste de notre histoire !

C’est à cette heure solennelle, à l’heure des dangers et des