Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1022

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’eût pas échoué complètement dans la création d’un personnage nouveau ? Il aura consulté ses forces, il se sera dit : Je tiens un bon rôle, un rôle aimé du public ; le plus sage est de le reprendre sous un nom nouveau. Ceux qui ont applaudi Destournelles le reverront avec plaisir comme un vieil ami ; ceux qui ne l’ont pas applaudi l’accueilleront comme un type heureusement inventé. — Et ce petit monologue ne manque pas de justesse. M. Régnier n’a rien livré au hasard ; marchant d’un pied ferme sur un terrain connu, s’il n’a pas excité une hilarité bruyante, il ne doit pourtant pas être mécontent de sa soirée. Décidément le rôle de Destournelles est tout à fait à sa taille.

Raconter l’action de la Joconde ne serait pas chose facile, car si le développement des caractères n’offre pas un bien vif intérêt, en revanche les incidens sont nombreux. On s’aperçoit aisément que M. Paul Foucher s’est formé à l’école de Gaspardo le Pêcheur et du Sonneur de Saint-Paul. Les lauriers de M. Bouchardy l’empêchaient de dormir. On devine sans peine, dès les premières scènes, que la Joconde sera reconnue par Desmoutiers, et que M. de Guitré, placé entre son amour et l’opinion du monde où il a vécu, sera soumis aux plus cruelles épreuves. M. Paul Foucher, qui ne lésine pas quand il s’agit d’inventer, imagine, pour casser le mariage de la courtisane et du gentilhomme, un cas de nullité qui fait merveille. L’acte passé à Trieste devant le consul de France est sans valeur légale, parce que la Joconde n’a pas produit le consentement de son frère, officier de marine d’une héroïque loyauté, qui n’a jamais entendu parler des légèretés de sa sœur. Il serait difficile de trouver un moyen de nullité plus ingénieux. La marquise de Fontenac, autrefois aimée de M. de Guitré, devenue veuve, vient compliquer la situation. Le frère de la marquise, qui a connu la Joconde avant son mariage, refuse de voir en elle une véritable comtesse de Guitré. Provoqué par l’officier de marine, il se bat bravement, et quand il a reçu une légère blessure, reconnaissant le danger de la vérité, il n’hésite pas à dire qu’il s’est trompé, qu’il s’est laissé abuser par une fatale ressemblance. La Joconde est sauvée ; M. de Guitré, au lieu de laisser sa femme dans ses terres, l’emmène avec lui sur les bords de la Plata. Les auteurs ont négligé de nous dire si Desmoutiers avait obtenu sa préfecture, mais j’espère bien que le ministre ne sera pas ingrat. La marquise de Fontenac, qui voulait tout à l’heure épouser M. de Guitré, quand elle croyait son mariage brisé, lui tend la main avec une générosité digne des plus grands éloges, et se console en songeant qu’il va servir la France, que son nom deviendra grand et glorieux.

Il faut sans doute s’incliner devant une action si fortement nouée ;