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des soldats relever les morts. Cette fois un indice plus grave vint redoubler l’inquiétude de ces hommes, qui avaient dû laisser la famille de leur maître et leurs compagnons à Tsinondale. On reconnut d’abord parmi les victimes la femme de l’intendant dû château, qui avait reçu deux balles dans la tête et plusieurs coups de sabre dans le dos[1] ; puis, en continuant les recherches, on releva le corps du dernier enfant du prince, petite fille de quatre mois que la princesse nourrissait elle-même. Les serviteurs revinrent consternés à Childa, mais aucun d’eux n’osa parler de la triste découverte qu’ils venaient de faire, et le prince garda l’espoir que sa famille avait pu trouver un abri sûr avant l’arrivée des ennemis. Que s’était-il donc passé à Tsinondale pendant que les environs de Childa étaient le théâtre des luttes sanglantes que nous venons de raconter ? C’est au milieu de la famille du prince qu’il faut se placer maintenant pour ne plus s’en séparer.

À peine le prince David avait-il quitté Tsinondale, que l’on aperçut du balcon de cette maison seigneuriale la lueur des incendies allumés par les montagnards de l’autre côté de l’Alazan. Le petit village dont les maisons se groupaient autour du château fut aussitôt abandonné par les femmes, par les enfans et les vieillards, qui seuls y étaient restés, tous les hommes valides ayant été pris pour la milice. Quelques-uns des serfs du prince supplièrent alors sa femme de suivre leur exemple, et ils amenèrent dans la cour des charrettes qu’ils mirent au service de la famille. « Notre désir, dirent-ils à la princesse Anne Tchvatchavadzé, est de vous protéger. Le danger est grand. Venez avec nous ; nous ferons au besoin un retranchement de nos charrettes, et nous vous défendrons. » La princesse refusa, d’accord avec la tante de son époux, qui, malgré son grand âge, ne voulait pas entendre parler de départ. Le château, protégé par un mur solide, paraissait pour le moment le plus sûr des refuges. La princesse n’apprit pas toutefois sans inquiétude, le lendemain du jour où elle avait pris la résolution de rester, qu’un parti de Lesghes avait franchi l’Alazan ; mais le messager qui lui donnait ces informations ajoutait que le chef du district, le prince Andronikof, les surveillait de près avec une troupe de miliciens. À la tombée de la nuit, un homme dont les vêtemens étaient mouillés comme s’il venait de traverser la rivière se présenta devant le château et demanda l’hospitalité pour une nuit. Il se disait marchand et prétendait avoir échappé aux Lesghes en passant le fleuve à la nage. La princesse consentit à l’accueillir ; mais à peine cet homme avait-il

  1. Les montagnards, lorsqu’ils sont poursuivis de trop près, tuent leurs prisonniers plutôt que de les abandonner.