Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

été reçu dans la cour du château, qu’elle le vit profiter d’un moment où il se croyait seul pour charger ses armes. Elle distribua aussitôt des fusils et des munitions à trois domestiques qui étaient restés auprès d’elle, en leur enjoignant de désarmer le marchand et de le tuer au moindre soupçon. Cet ordre ne fut qu’incomplètement exécuté, et les domestiques se bornèrent à surveiller le nouveau-venu sans lui enlever ses armes. Peu d’instans d’ailleurs après l’arrivée de cet hôte suspect, la princesse avait reçu la lettre de son mari, que lui apportait un milicien ; cette lettre et les paroles du milicien étaient rassurantes.

La princesse, au lieu de se résoudre à fuir sans retard dans les bois, prit le parti de se rendre à Télave. Pour exécuter ce projet, il fallait se procurer des chevaux, et les préparatifs du départ ne purent être terminés que le lendemain matin. Dans l’intervalle, le marchand armé avait disparu, et un coup de feu qui avait coïncidé avec le moment de sa fuite était sans doute un signal donné aux montagnards. La nuit se passa sans autre incident ; la princesse était réveillée et prête à se mettre en route. Laissons un moment parler ici le narrateur qui a recueilli de la bouche même des acteurs du drame tous les détails d’une scène douloureuse, prélude d’épreuves plus terribles encore :


« Les chevaux que l’on avait demandés à Télave arrivèrent ; ils étaient amenés par le docteur Gorlitchenko, médecin du district, et qui était aussi celui de la famille. Pendant qu’on attelait les voitures de voyage, la princesse se tenait sur le balcon et pressait l’emballage de tous les objets précieux qu’elle avait apportés avec elle à la campagne. La matinée était déjà avancée ; huit heures venaient de sonner. Tout à coup la voix d’un vieux capitaine en retraite qui habitait la maison se fait entendre à l’entrée de la cour : — Modiane ! (ils viennent) crie-t-il à plusieurs reprises en traversant la cour pour se cacher dans le jardin. Chacun est saisi d’effroi ; les cochers et les derniers domestiques fuient en désordre. La princesse rentre précipitamment, elle réunit toutes les personnes de la famille ainsi que les femmes attachées à leur service, et les fait monter sur la terrasse. À peine les avait-elle rejoints avec ses enfans, qu’un paysan vint lui proposer d’abattre l’escalier, et se mit à en scier quelques marches ; elle le lui défendit, et il s’éloigna. Au même instant, des coups de feu retentirent dans la cour : c’était le docteur qui à la vue des premiers montagnards avait déchargé sur eux ses pistolets ; l’un des agresseurs tomba, et l’intrépide docteur profita de leur trouble pour échapper au reste de la bande, qui envahit aussitôt l’étage inférieur de la maison.

« Pendant qu’ils s’y livraient au pillage, le plus profond silence régnait sur la terrasse. Parmi les femmes et les enfans qui s’y trouvaient entassés, la princesse Varvara Orbéliani, sœur de la maîtresse de la maison, se présentait d’abord ; elle s’était placée en face de la porte afin de mourir la première ;