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elle paraîtrait presque nue devant la foule des montagnards. Une fois qu’elle fut restée au pouvoir du premier montagnard qui l’avait prise (et à son costume il était facile de reconnaître que c’était un muride)[1], celui-ci la déposa dans une pièce qui servait de buanderie, et lui dit de l’attendre. Peu d’instans après, il vint la reprendre pour la conduire dans la cour, et la fit asseoir par terre au milieu de plusieurs chevaux, probablement pour la dérober aux regards de ses compatriotes. C’est alors qu’il aperçut les magnifiques boucles d’oreilles de la princesse : il voulut les prendre ; mais la princesse lui fit entendre qu’elle ne les donnerait que lorsqu’il lui aurait rendu son enfant. Le montagnard s’éloigna de nouveau ; il ne tarda point à lui rapporter la pauvre petite Lydie, dont les langes garnis de dentelles n’avaient point été plus respectés que le costume de sa mère ; celle-ci ôta ses boucles d’oreilles, et les remit au montagnard. Plusieurs autres l’entourèrent, et l’un d’eux lui demanda en mauvais russe s’il n’y avait pas de l’argent caché.

« — Il n’y a rien de caché, lui répondit-elle, cherchez ; personne ne vous en empêchera, et ce que vous aurez trouvé, personne ne viendra le reprendre.

« — Où est ton mari ?

« — Il est militaire et se trouve à son poste ; je ne sais où il est maintenant. »

« La princesse supplia son interlocuteur de lui faire amener ses autres enfans ; il parut étrange au muride qu’étant encore si jeune, elle en eût déjà cinq. Cependant on alla les chercher, et la pauvre mère eut le bonheur de les revoir tous, à l’exception de sa fille aînée, Salomé, qu’il fut impossible de retrouver dans la foule. À ce moment, elle demanda à boire ; un des montagnards lui apporta de l’eau dans une noix de coco qui se trouvait dans une des chambres, et pendant qu’elle la portait à ses lèvres, quelques hommes qui avaient vu briller des bagues de prix à ses doigts les lui arrachèrent, en ayant grand soin toutefois de ne point éveiller l’attention du ravisseur de la princesse. La joie que celle-ci avait éprouvée en revoyant ses enfans fut malheureusement de courte durée ; on les emmena tous de nouveau, à l’exception de la petite Lydie. Le montagnard qui servait d’interprète lui dit qu’on les remettrait à Chamyl, et qu’elle ne devait par conséquent avoir aucune inquiétude sur leur sort. Il était temps de partir ; le muride voulut faire monter la princesse à cheval ; elle préféra suivre à pied afin de tenir sa jeune fille. On se mit en route ; la princesse chercha vainement des yeux ses compagnes d’infortune ; elle était seule au milieu de ces hommes farouches. À peine étaient-ils hors du village, que des jets de flammes s’élevèrent au-dessus de la demeure seigneuriale ; les montagnards avaient mis le feu au village en s’éloignant.

« Quelques heures après, deux cavaliers, qui avaient quitté le prince pour

  1. On appelle ainsi les montagnards qui forment la garde d’honneur de Chamyl. Les murides sont choisis au nombre de mille parmi les meilleurs guerriers des aouls, et forment une sorte de confrérie à la fois militaire et religieuse. C’est ainsi que les membres de ce corps jurent de renoncer à toutes les affections de la famille ; s’ils ne sont pas mariés, ils restent célibataires, et dans le cas contraire ils n’ont aucun commerce avec leurs femmes et leurs enfans tant que Chamyl les garde à son service.