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à ses côtés se tenait la jeune princesse Nina Baratof, dont un riche costume géorgien relevait encore l’éclatante beauté. Moins courageuse, mais plus résignée, la princesse Anne s’était jetée à genoux en pressant contre son sein son enfant ; elle tournait le dos à la porte afin de ne point voir le coup qui allait la frapper. À quelque distance de là se tenaient la vieille princesse Tinia Orbéliani, dont l’effroi avait presque entièrement paralysé l’esprit, et une gouvernante française, Mme Drancey, arrivée en Géorgie depuis peu de temps. Autour des deux princesses étaient groupées en désordre les nourrices qui portaient leurs enfans[1], et une foule de suivantes. Toutes ces malheureuses n’avaient point la fermeté de leurs maîtresses ; l’une d’elles, la femme de l’intendant, était en proie à une telle émotion, que sa figure en était devenue noire et gonflée au point d’être méconnaissable. Leur émotion était du reste bien naturelle ; on entendait les cris farouches des montagnards ; le bruit des meubles et des glaces qu’ils brisaient indiquait suffisamment la nature des recherches auxquelles ils se livraient. Parfois le son d’un piano dont ils frappaient maladroitement les touches parvenait jusqu’à la terrasse. Rien n’échappait à leur avidité. Le temps se passait cependant, et ils ne venaient pas. Enhardie par cette circonstance, la princesse Varvara Orbéliani descend l’escalier et s’arrête sur un palier d’où elle peut découvrir ce qui se passe à l’intérieur de la maison ; les montagnards tchetchens et non point lesghes, comme on l’avait cru, venaient d’enfoncer la porte du cabinet du prince et gardaient toutes les issues ; elle remonte découragée. La vieille princesse Tina descend à son tour, mais elle ne reparaît pas. Peu d’instans après, une des suivantes ferme la porte au verrou : elle semble croire que les montagnards reculeront devant ce faible obstacle ; mais les voici enfin qui montent, on entend le bruit de leurs pas dans une chambre voisine. Ils jettent par la fenêtre les matelas et les coussins qui l’encombrent. La porte de la terrasse s’ébranle, elle résiste ; un coup donné avec plus de force la fait sauter, et de sauvages éclats de rire, auxquels répondent les cris des enfans et de quelques suivantes, se font entendre sur la plate-forme de l’escalier. Ce sont les montagnards qui viennent de découvrir inopinément ce groupe de femmes qu’ils croyaient sans doute au fond des bois. La princesse Anne se lève en pressant son enfant dans ses bras ; elle est saisie et entraînée avec ses malheureuses compagnes. Quand on arrive au milieu de l’escalier, les marches que l’officieux paysan avait commencé à scier se rompent, et les prisonnières tombent avec leurs ravisseurs. La princesse laisse échapper son enfant et fait de vains efforts pour le reprendre. Cependant les montagnards se relèvent, et c’est à qui s’emparera de la maîtresse de la maison, car on l’a reconnue. Les ckachka[2] étincellent, et la princesse passe de main en main ; celui auquel elle était échue sur la terrasse parvient, à écarter ses rivaux, et elle lui reste, mais dans un état pitoyable ; sans sa longue chevelure noire, qui s’est dénouée dans la lutte,

  1. La princesse Anne avait cinq enfans dont les noms reviendront souvent dans ce récit : Salomé, petite fille de six ans ; Marie, âgée de cinq ans ; Tamara, de trois ans ; Alexandre, enfant âgé d’un an, et Lydie de quatre mois, que sa mère nourrissait. La princesse Varvara Orbéliani n’avait qu’un fils, George, âgé de six mois.
  2. Sabres recourbés et d’une trempe excellente ; Ils sont fabriqués par les indigènes.