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ensemble, et qu’une fatalité inexorable conduisait au combat. Fatalité en effet, car à partir de ce passage du Niémen, ainsi que le dit M. Thiers, il y a encore de la gloire, il n’y a plus de bonheur pour la France jusqu’à la fin du drame.

Dans cette époque si remplie de coups de foudre et tout occupée par l’activité d’un homme, il y a un fait qui semble expliquer tous les événemens et qui ressort des récits de M. Thiers. Ce fait, qui est la première cause des catastrophes, impériales, c’est que Napoléon avait fini par trop s’isoler dans sa puissance et dans sa volonté. Chose étrange, il était plus isolé en 1812 qu’au commencement de sa carrière merveilleuse ! Cet isolement politique : et moral naissait de ce qu’il en était venu, il faut bien le dire, à ne plus tenir assez de compte de la dignité des hommes, même dans la soumission. M. Thiers en cite un exemple bien frappant à l’occasion du concile de Paris : c’est le traitement infligé à M. Portalis au sein du conseil d’état. Napoléon chassa M. Portalis comme un serviteur infidèle. Chacun fut consterné, il y eut un peu de honte sur tous les visages, même chez Napoléon, dont l’intelligence incomparable était aussi prompte à se retrouver qu’à s’oublier. L’excès de la volonté s’était montré à découvert. Il en était de même de sa politique à l’égard des peuples. Napoléon comptait dans ses armées en 1812 des soldats de bien des nations, il avait des alliés partout, l’Autriche lui avait même garanti par un traité l’intégrité de ses possessions ; mais la première condition pour maintenir ces alliances, c’était de ne point essuyer un revers, car à la première infidélité de la fortune, toutes ces armes pouvaient se tourner contre la France. Que faut-il conclure de ces faits ? Il en ressort une vérité bien simple, c’est que la meilleure politique pour les gouvernemens est d’accepter les hommes avec leur dignité, et même avec leur indépendance, comme aussi c’est leur devoir de respecter les susceptibilités des peuples. M. Thiers dévoile le secret de bien des choses, quand il fait remarquer que Napoléon aimait tout ce qui pouvait se trancher et détestait ce qui ne pouvait que se dénouer. Par malheur, dans ce monde rien ne se tranche impunément, tout peut se dénouer au contraire avec succès et c’est même alors, à vrai dire, que les difficultés sont le mieux tranchées.

Rien dans ce monde, en effet, ne se plie absolument à la volonté impérieuse d’un homme. Quel que soit le génie de cet homme, il ne peut à son gré détourner le cours des choses. Tout se noue et se dénoue, tout s’enchaîne et se déroule selon sa loi. Il en est de la politique comme des mœurs, qui ne se transforment pas subitement, qui se modifient par degrés sous une influence invisible. Depuis le commencement du siècle surtout, ce changement s’opère jour par jour ; on peut en suivre les progrès, les phases diverses comme on suit un drame étrange et merveilleux. Encore, dans les premières années du siècle, y a-t-il bien des traits qui ont à peine changé, et qui restent des traits tout à fait propres au temps où nous vivons. Quand M. Thiers raconte les scènes d’agiotage, les spéculations effrénées qu’on vit un moment sous l’empire, et qui irritaient Napoléon, c’est presque un chapitre de notre histoire qu’il écrit. Seulement ici, dans le domaine des mœurs et de la vie sociale, s’il y a la part de l’histoire, il y a aussi la part de l’observation, de la comédie, de la satire. Les mœurs industrielles appartiennent au génie comique, elles