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déterminées par les lois de l’alimentation[1], par l’instinct de la conservation personnelle et par d’autres circonstances qu’il n’est guère possible de pénétrer. La science pratique du baleinier consiste moins à étudier les secrets de la nature qu’à s’inspirer du temps et des lieux. Il est pourtant difficile de ne point s’intéresser au sort de ces créatures gigantesques, dont la sécurité serait si grande sur les mers de glace, si l’homme n’avait pas forcé leur retraite inaccessible

On choisit ordinairement pour la chasse de la baleine un temps couvert. Lorsque le ciel est clair, la mer s’illumine pour ainsi dire, et l’ombre des chaloupes est alors si fortement imprimée à la surface de l’eau par les rayons du soleil, que les baleines s’effraient volontiers et échappent à la main des plus habiles pêcheurs. Une atmosphère nuageuse, sans brouillard et sans neige, est la meilleure condition de succès. Le chef de l’expédition se tient dans une partie élevée du navire qu’on appelle le nid de corbeau ; il domine de là une étendue considérable de mer. Un télescope à la main, il attend le moment où se montrera sa proie. S’il découvre un jet d’eau et de fumée que la baleine, en soufflant, pousse ordinairement vers le ciel, il jette aussitôt ce cri : Val ! val[2] ! Pour quiconque n’a pas assisté à cette pêche, il est difficile de se faire une idée de l’émotion qu’un tel cri produit dans l’équipage. À l’instant même, les marins qui étaient dans leur lit se lèvent, sautent à bas de leur couche, et par une température souvent très inférieure à zéro se précipitent sur le pont avec leurs habits dans la main. Ils descendent alors par groupes de six ou sept hommes dans les chaloupes. Le harponneur qui doit attaquer la baleine se tient à la proue du bateau. On est

  1. Le système d’alimentation des baleines est extrêmement singulier. Ces géans du règne animal nagent à la surface de la mer avec une grande rapidité, et en nageant ils ouvrent leurs larges mâchoires. Un courant d’eau se précipite alors dans ce vaste gouffre, et avec l’eau des vers, des mollusques, de petits crustacés, en un mot les insectes de l’océan. L’eau se trouve ensuite repoussée de chaque côté de la bouche ; mais elle est tamisée en quelque sorte par les lames transversales des fanons, espèce de moustaches fixées à la mâchoire supérieure, et qui servent à retenir la nourriture. Nous avons vu ce mécanisme parfaitement exprimé sur une tête de baleine préparée dans le musée d’histoire naturelle à Harlem par les soins de M. van Breda. On peut admirer ici une des lois de la nature : dans sa sage prévoyance, elle n’a pas voulu que les gros mammifères vécussent aux dépens des autres animaux de leur espèce. L’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame se nourrissent d’herbe et de racines ; la baleine s’alimente de très petits êtres vivans, dont la reproduction au sein des abîmes de l’océan est à peu près illimitée. Autrement l’appétit de ces colosses aurait pour ainsi dire englouti au bout de quelques siècles la création animale.
  2. Ce terme, comme la plupart de ceux qui sont passés en usage dans la pêche de la baleine, a été transporté avec plus ou moins d’altération dans les autres langues, dans l’anglais par exemple ; les baleiniers anglais disent : Fall ! fall ! Le mot hollandais implique une idée de mouvement, soit qu’il vienne de vallen, descendre, tomber, ou de aanvallen, attaquer.