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vraiment saisi d’admiration à la vue de cet homme, qui, seul, debout, se prépare avec une si faible arme à frapper le plus grand et le plus prodigieux animal de la nature. La chaloupe se précipite à force de rames sur la baleine. Le harpon est lancé de manière à ce qu’il se fixe sous une des nageoires du monstre[1]. La baleine touchée fuit avec la rapidité du vent et le bruit d’un boulet de canon, puis elle plonge sous l’eau. Le plus souvent elle nage vers un des bancs de glace qui peut lui servir d’abri ; mais au harpon qui lui mord les flancs est attachée une corde. Il y a dans la chaloupe un homme dont la fonction est de lâcher et de conduire cette corde de manière à suivre l’animal en quelque sorte avec la main au fond de l’abîme. Un autre homme tient le gouvernail et pousse le bateau dans la direction convenable ; il surveille les mouvemens de la baleine, qu’il évalue par les oscillations de la chaloupe, et de la voix il encourage l’équipage. Pendant tout ce temps, les rames pendent abandonnées des deux côtés du bateau. Les marins, hors d’haleine, interrogent avec une anxiété visible les yeux de l’homme qui déroule la corde, et qui, à l’aide d’un instrument, pèse sur la descente et sur les secousses de la baleine. Quelquefois la provision de cordes est insuffisante : la chaloupe indique alors son état de détresse en élevant une rame en l’air. Les autres chaloupes viennent aussitôt à son secours. Le temps qu’une baleine blessée passe sous l’eau est ordinairement de trente minutes ; mais il y en a qui restent beaucoup plus longtemps. Enfin l’animal reparaît. Les autres chaloupes lui donnent alors la chasse avec une ardeur incroyable. La baleine est harponnée trois, quatre, cinq fois. Toujours plongeant et reparaissant pour respirer l’air, elle commence à perdre ses forces avec la vie. Les lances entrent de tous côtés dans son large corps. La mer, à une grande distance, est teinte de sang ; la glace, les bateaux, les rames en sont rouges. Le ciel s’obscurcit de vapeurs. Quoique épuisée par ses nombreuses blessures, la baleine se débat encore quelque temps dans les convulsions d’une puissante agonie. Roide, elle jette, tord, secoue désespérément sa queue. Le bruit de cette formidable queue qui fouette l’air retentit à deux ou trois milles. Les cercles d’oscillation communiqués à la surface de l’eau, violemment agitée, s’étendent et se succèdent à perte de vue. C’est la fin : la baleine se tourne alors sur le dos ou sur un côté. Cette mort est saluée par les pavillons, qui flottent aussitôt

  1. Le harpon est une espèce de flèche : le fer est découpé en forme de hachette, et de manière à s’enfoncer toujours plus avant dans la chair par les efforts mêmes que fait l’animal pour s’en délivrer. On raconte l’histoire d’une baleine énorme qui, par un mouvement désespéré, avait pourtant réussi à se dégager de cette dent meurtrière. Le harpon sauta en l’air à une hauteur considérable, mais en retombant il se fixa sur le ventre de l’animal, et la baleine fut prise.