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tachés à leurs épaules par des bretelles de cuir et recouverts d’un linge blanc. Sur ces tables mouvantes se dressent des pyramides de pâtés fumans, de pains et de gâteaux de toute espèce. Chacun a son cri particulier, tantôt grave, tantôt aigu. Pâtés et gâteaux forment le repas des sidéletz, accompagnés de quelques gorgées d’eau-de-vie et de copieuses libations d’un grog mousseux que colportent d’autres marchands dont la ceinture de cuir est toujours garnie d’un bataillon de verres. C’est vraiment un joyeux tableau que celui du gostinoï-dvor à cette heure de récréation et d’oubli. Il y a là un reflet des mœurs de l’Orient, et l’on se sent transporté, par-delà les souvenirs des Mongols, dans les temps les plus reculés de l’histoire. Puis, qu’un beau jour d’hiver se lève, quelle gaieté dans tous ces groupes, que le besoin d’exercice convie à mille jeux, à de folles courses, à des luttes sur la neige, où les enfans figurent seuls d’abord, et où bientôt se mêlent tous les marchands, hommes faits et vieillards ! Quiconque a étudié de près le peuple russe reconnaîtra dans cette insouciance enfantine, qui persiste à tous les âges, un des traits curieux du caractère national, et il sera forcé d’avouer que la vieille Russie n’a guère laissé au milieu de la Russie nouvelle de monumens plus dignes d’attention que les gostinoï-dvor.

Est-ce à dire cependant que le gostinoï-dvor soit l’unique foyer de la vie populaire? Le village, qu’on ne l’oublie pas, est un autre théâtre où il faut l’observer, quand on veut la connaître dans sa physionomie tour à tour gracieuse et austère. L’histoire que nous voudrions raconter, et qui remonte à peu d’années, nous mènera du gostinoï-dvor au village. En montrant les différences qui séparent ces deux sphères, où s’exerce principalement l’activité des classes inférieures de la population russe, elle montrera peut-être aussi la difficulté qu’il y a pour l’homme du village à devenir l’homme du gostinoï-dvor, le danger même que court le paysan à quitter son isba pour se transporter parmi les sidéletz.

L’hiver de 1846 tirait à sa fin, le gostinoï-dvor de Saint-Pétersbourg présentait le spectacle curieux et animé dont nous avons indiqué quelques traits. Sur le devant d’une boutique était assis un jeune homme d’une trentaine d’années, dont une épaisse chevelure brune encadrait la figure ouverte, quoique soucieuse. Il tenait un livre à la main, et sa lecture semblait l’attrister profondément, car il poussait de fréquens soupirs. Son voisin, garçon jovial tout blond et tout rose, avait remarqué l’émotion du jeune marchand. — Tu as l’air triste comme si tu venais d’un enterrement, lui dit-il. Que lis-tu là de si intéressant, Savelief ?

La Pauvre Lise[1].

  1. Bednaja Lisa, nouvelle de Karamsine qui a longtemps été très populaire en Russie.