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à un petit bois qui précède le village, elle s’arrêta un moment. Des bruits bien connus parvenaient jusqu’à elle : frémissemens de feuillage, chants d’oiseaux, murmures d’eaux courantes. Elle fit quelques pas encore, et d’autres bruits également familiers frappèrent son oreille : c’étaient les chants des moissonneurs revenant du travail, les cris des enfans, les hurlemens plaintifs des chiens de garde. La jeune fille continua de marcher, elle entra dans le village. Un ravin le séparait en deux parties égales, et sur les bords du ravin s’élevait une belle isba, une isba double à volets verts, dont la palissade en bois, soigneusement entretenue, entourait une cour spacieuse et un grand verger. Comment arriva-t-elle jusqu’à cette palissade et devant la porte cochère de la rustique habitation? Il lui fallut tantôt s’asseoir sur une borne, tantôt s’appuyer à un mur. Enfin elle arriva. Un chien s’élança sur elle, et se courba aussitôt sous sa main caressante. — Polkane! avait-elle dit. Le fidèle animal l’avait reconnue et l’entourait de ses pattes comme pour l’embrasser. Elle leva les yeux; sa petite chambre de jeune fille, sa svetelka, était éclairée. Devant l’endroit où était placé le kivot, l’armoire aux saintes images, on distinguait une ombre : c’était le slarovère qui priait pour sa fille. Ce qui suivit ce moment d’émotion profonde, comment le décrire? La jeune femme avait soulevé le marteau de la porte, des pas pesans avaient ébranlé l’escalier, le chien hurlait d’impatience; quelques instans après, Lisaveta était dans cette svetelka dont le souvenir avait tant de fois troublé ses rêves. Son père, debout devant elle, la regardait sans colère. Un moment tout entre eux fut oublié, il semblait qu’aucun triste souvenir n’occupât ces deux âmes : le père avait retrouvé sa fille, et rien ne devait plus les séparer.

Comment Lisaveta cependant expierait-elle sa faute, que tout le village de Staradoub ignorait encore, mais qui, aux yeux du père, attendait sa punition? Les tristesses de Saint-Pétersbourg n’étaient pour elle qu’une première épreuve. Au village, elle allait éprouver avec quelle implacable sévérité les paysans russes jugent certaines fautes, et combien se maintiennent vivaces dans quelques parties de l’empire le sentiment des devoirs, le culte des vertus domestiques.

Le père de Lisaveta était profondément imbu de l’esprit de la secte à laquelle il appartenait : il avait la sévérité puritaine et surtout l’orgueil d’un vrai starovère. Il était de plus ambitieux. Il avait rêvé pour sa fille un bel avenir. Savelief, l’orphelin de l’un de ses plus anciens amis, devait être son époux. Ce jeune homme lui avait donné des preuves d’intelligence qui justifiaient ce choix. — Entreprenant, quoique prudent, mon gendre, s’était dit le starovère, fera vite son chemin. Il sera marchand de la première guilde, syndic de la corporation peut-être; il aura la médaille d’or, et qui sait à quel rang