Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourront un jour s’élever mes petits-enfans ? — Tel était le beau rêve qu’avait détruit Lisaveta. Et ce n’était rien encore qu’un si cruel mécompte ! La perte de sa fortune eût trouvé le vieillard résigné, mais la honte, mais l’ignominie ! Ne plus oser regarder en face ses voisins ! Lui qu’on avait élu chef des anciens de la commune, lui qui avait toujours dénoncé sans miséricorde les fautes les plus légères, où se cacherait-il maintenant, et de quel front subirait-il les propos qui allaient l’assaillir ? En l’absence de Lisaveta, il avait pu éviter toute allusion à ses affaires domestiques ; maintenant qu’elle était de retour, pouvait-il laisser ignorer sa faute, faire passer sa fille pour veuve ? Non, la vérité avant tout. Un starovère ne ment pas. Une fois cette résolution prise, le vieux paysan se promit de l’exécuter courageusement.

Lisaveta se retrouvait néanmoins sous le toit paternel. Elle croyait avoir obtenu le pardon de son père, elle était certaine d’avoir recouvré sa tendresse. Peu habituée à des caresses expansives, elle ne vit pas ou ne voulut pas voir le nuage qui obscurcissait le front du vieillard. Pendant quelques jours d’ailleurs, sa santé affaiblie la retint dans une inaction complète. Au bout d’une semaine enfin, elle se sentit assez forte pour reprendre ses occupations ordinaires. Elle se leva donc, et, debout devant sa petite glace artistement brodée à jour, elle se mit à tresser, selon la mode villageoise, la longue natte de son épaisse chevelure. Lissant ses cheveux blonds devant cette petite glace témoin des innocentes vanités d’autrefois, elle oubliait qu’elle avait perdu le droit d’orner sa tresse de rubans et de garder la tête découverte. Elle entendit son père monter à sa chambre, et courut au-devant de lui. Elle se portait bien, disait-elle, et voulait redevenir sa bonne ménagère. — C’est bien, répondit froidement le vieillard ; mais cette parure est inutile. Si par ce mensonge, ajouta-t-il en soulevant la natte soigneusement tressée, tu veux te faire passer pour ce que tu n’es plus, ne compte pas sur ton père pour tolérer cet artifice. — Lisaveta devint rouge. — Père, dit-elle, je ne veux tromper personne ; seulement je ne pensais pas à ce que je faisais. Oh ! mon Dieu, que devenir ? — Il faut avoir le courage de se repentir, ma fille, reprit le starovère. Voici la clé du coffre de ta mère ; tu y trouveras ses habits et ses coiffes, le kokochnik brodé de perles qui la paraît les jours de fête, les simples pavoinik qu’elle portait les jours de travail[1]. Prends le plus modeste de ces pavoinik, et puisse son âme te pardonner d’avoir devancé le jour où tu aurais eu le droit de porter légitimement sa coiffure ! — O père, dit la jeune fille, le village, et les voisines, et les compagnes ! que

  1. Kokochnik, espèce de diadème ; — pavoinik, bonnet retenu par un mouchoir noué autour de la tête.