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tique.Les peuples du Midi se sont fait une habitude poétique du mensonge ; ils mentent par plaisanterie, par besoin d’imagination, par excès de sociabilité, et s’enivrent de leur propre mensonge. Le Français ment aussi, beaucoup par politesse, quelquefois par bonté naturelle, le plus souvent par esprit de résistance. Le mensonge est chez nous une arme de défense personnelle qui nous sert à écarter notre voisin et à reconduire dans les formes, de manière à ne lui laisser aucun prétexte de nous nuire. Certaines nations du Nord, qui semblent avoir compris instinctivement tout le parti qu’on pouvait tirer des vices humains en leur donnant une forme aimable, mentent par intérêt et calcul, non plus d’une manière passive, comme le Français, mais agressivement, et dans une intention despotique. L’Anglais ne ment pas, ni pour attaquer ni pour se défendre, et le silence est son unique méthode de taire la vérité. Quand il essaie de mentir, il le fait avec une gaucherie qui indique que le mensonge est une arme dont il ne sait pas se servir. Il peut être cruel, injuste, égoïste, mais dans ses vices il n’entre pas la moindre ombre de déloyauté. — L’Anglais, dit fort bien Emerson, n’est pas du bois dont on fait l’assassin politique, l’inquisiteur, le conspirateur, l’affilié de sociétés secrètes, aimables emplois de l’activité humaine qui impliquent tous des habitudes de dissimulation ténébreuse et le mépris de la vérité. — S’il lui faut choisir entre l’impolitesse et le mensonge, il choisit franchement l’impolitesse. Sa franchise va si loin, qu’elle est quelquefois agressive : il vous jette à la face de grosses vérités, même quand il n’y a aucune raison de les énoncer. Cet amour de la vérité est le fond du génie de beaucoup de leurs grands hommes. Ils sont très nombreux, les hommes célèbres de l’Angleterre qui nous enseignent cette leçon morale, qu’on peut être grand sans avoir beaucoup de génie. Le docteur Johnson et le duc de Wellington sont de beaux types de ces hommes qui, sans avoir reçu de grands dons de la nature, et avec des facultés ordinaires, ont conquis la gloire, cette déesse qui aime les privilégiés, à force de rectitude et de franchise. L’histoire anglaise est pleine de traits de franchise qui dépassent ceux qu’on peut trouver dans les annales des autres peuples. Il y a peu d’exemples de courage moral plus beaux que celui de l’évêque Latimer, qui, un jour de réception officielle du haut clergé anglican par le roi, présenta à Henry VIII une copie de la Bible, avec une marque à ce passage : « Dieu jugera les adultères et les souteneurs de courtisanes. » C’est cette invariable véracité et cette solide franchise qui ont établi la renommée du commerce anglais et la sûreté de son crédit public. L’Angleterre est assise sur la véracité et la bonne foi, et cette véracité est pour elle une nécessité autant qu’un instinct, car, du jour où elle mentirait, l’imposant édifice s’écroulerait de lui-même.