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manières, privilège incontestable des classes élevées, sont un des grands ascendans de l’aristocratie sur le peuple. Emerson fait, au sujet des relations entre les différentes classes en Angleterre, une remarque excellente. « Un Anglais, dit-il, ne montre aucune pitié pour ceux qui sont au-dessous de lui dans l’échelle sociale : en revanche toute tolérance de la part de son supérieur le surprend et lui fait perdre de la bonne opinion qu’il avait de lui. » Ce trait admirable a été saisi au vif dans le coin le plus caché du cœur anglais. Ainsi l’esprit conservateur de l’Angleterre s’explique par ce sentiment de la réalité ; les institutions n’y sont pas estimées pour leur valeur philosophique, mais comme mesure, méthode et moyen d’activité.

Le sentiment de la réalité fait le fond de toute la littérature anglaise, et dans ses conceptions les plus fantasques elle ne s’en écarte jamais. Les génies et les lutins de Shakspeare n’ont qu’une idéalité relative. Ils ont des goûts, des préférences, des aptitudes spéciales ; ce ne sont pas des êtres surnaturels, ce sont les habitans invisibles du monde naturel. Les personnages allégoriques de John Bunyan ne sont pas des abstractions, ce sont des êtres en chair et en os, qui dorment, mangent et boivent. Dans le récit de ses voyages, le capitaine Gulliver n’oublie jamais de nous dire combien son navire filait de nœuds à l’heure, quelles étaient les directions de l’aiguille aimantée, quelles plantes fleurissaient à Lilliput ou à Brobdingnac. Le génie de Foë, de Richardson, de Fielding, de Goldsmith, pour prendre toutes les variétés possibles du talent anglais, consiste dans la précision avec laquelle chaque trait est gravé, dans l’art d’accuser chaque individualité, et de présenter chaque fait particulier à son tour avec toute son importance. La force poétique anglaise consiste, non dans une rêverie calme et sereine de l’âme, mais dans l’expression vive, crue, vibrante de l’impression reçue ; l’émotion remplace la contemplation. Emerson est bien sévère en général pour la littérature anglaise ; il lui reproche de n’être pas assez générale, en un mot, de n’être pas platonique : singulier reproche, qui n’est pas d’ailleurs absolument juste. L’élément spiritualiste existe dans la littérature anglaise, et il sort précisément de cet esprit amoureux de réalité. Les Anglais s’attachent au particulier, cela est vrai, mais ils ne se contentent pas de le décrire didactiquement, ils le pénètrent et le fouillent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé ce qui est intrinsèquement son être. Ils s’attachent avec ardeur à chaque objet jusqu’à ce qu’ils aient saisi et surpris l’âme de cet objet, l’idée sur laquelle il repose. Aussi l’âme des faits et des choses vit-elle dans leurs écrits ; elle en sort comme le brillant génie du conte arabe du grossier coffret dans lequel il était enfermé. C’est là certainement un spiritualisme d’un genre particulier ; il ne dépasse pas le cercle de la nature, je le veux,