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mais il ne doit pas être confondu avec un attachement étroit à la matière. Les écrivains et les poètes anglais ne sont pas des hiérophantes et des brahmanes perdus dans la contemplation de l’immuable et de l’inaccessible : ce sont des magiciens merveilleux, et leur baguette, depuis Shakspeare jusqu’à Scott et Byron, a su évoquer des milliers de figures passionnées, mobiles, que le rayon de la vie a frappées, et dont la mémoire humaine a conservé un souvenir distinct comme de personnes connues et aimées.

Les meilleures qualités ont leur point faible par où le mal peut s’introduire. Si ce solide sentiment de la réalité existait sans contre-poids dans l’âme anglaise, l’esprit matérialiste l’envahirait bientôt, et, la timidité égoïste et conservatrice qu’il engendre aidant, un statu quo chinois deviendrait la loi de l’Angleterre. Heureusement, pour maintenir l’équilibre entre les deux tendances opposées qui tirent à elles le monde physique comme le monde moral, — le mouvement et le repos, — Dieu a donné aux Anglais, en même temps que le respect des faits extérieurs, une force qui réagit incessamment contre eux, c’est-à-dire un extrême esprit d’indépendance. L’individu isolé se place en dehors de la civilisation tout entière, et s’attribue le droit de la juger. Malgré son apparente soumission, il interroge toutes les institutions, lève le masque de toutes les doctrines, et prononce un verdict, raisonnable ou non, dont il fait sa loi personnelle et dont il ne se départ plus. Quiconque analyse avec soin cette faculté morale que l’on nomme indépendance s’aperçoit bien vite qu’elle n’est que la négation, plutôt instinctive que raisonnée, de tout ce qui est contraire à notre nature, tandis que la soumission peut être à la fois une adhésion instinctive aux choses conformes à notre nature et une adhésion forcée aux choses qui lui sont contraires. L’Anglais, si soumis envers les faits, quand ils répondent à quelque chose qui résonne en lui, ferme impitoyablement ses yeux et ses oreilles devant tout ce qui lui est étranger. Par un singulier bonheur, ses institutions, ses lois, sa religion, se sont trouvées en conformité exacte avec ses instincts. Voilà pourquoi il est si peu enclin aux révolutions ; mais si, par un hasard fatal qui a été la malédiction de presque tous les autres peuples, on avait essayé d’exiger son obéissance à des lois qui fussent étrangères à sa nature, des luttes sans fin auraient éclaté, d’autant plus violentes et difficiles qu’il aurait fallu engager le combat, non avec une armée qu’on peut disperser en quelques heures, mais avec chaque individu pris isolément. C’est pourquoi je pense que certains partis s’abusent étrangement quand ils croient qu’on pourrait imposer aux Anglais certaines institutions aussi facilement qu’on les a imposées à d’autres peuples. Le roi ou le ministre qui voudrait forcer l’obéissance de cette nation