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cuper de Louise et de Roger, à qui il voulait constituer une petite fortune. Il leur destinait la Capucine et toutes ses dépendances. Prévenue de ses intentions, Louise eut la délicatesse d’accepter sans hésiter. — Nous vous devons trop pour vous rien refuser, lui dit-elle. Elle était quelquefois attristée du chagrin où elle le voyait, et lui témoignait sa reconnaissance et son affection de mille manières. — Pourquoi ne resteriez-vous pas avec nous? lui dit-elle un jour; le pays vous plaît, et on vous y aimera de tout son cœur.

Élever des bœufs, c’était bien avec Louise, mais Louise donnée à un autre, le pays ne plaisait plus tant à M. de Villerglé. — Faudra-t-il donc que je retourne à Paris et que je recommence à parier ? se disait Pierre. Il enviait le sort de Dominique, qui battait les halliers en chantant. Les jours lui paraissaient interminables; il en portait les vingt-quatre heures comme un pauvre sa besace. Au plus fort de cet ennui, un soir qu’il était au Buisson, lisant un journal, il poussa un cri : — Suis-je bête ! s’écria-t-il.

— Qu’est-ce? demanda Louise.

Mais Pierre ne l’écoutait pas. Il prit son chapeau et sortit en courant. — Demain, vous aurez de mes nouvelles, dit-il. Aussitôt qu’il fut à la Capucine, il donna ordre à Baptiste de préparer sa voiture et d’y mettre sa malle.

— Au point du jour nous partons, dit-il.

Au moment où Pierre quitta le Buisson, Louise ramassa le journal qu’il avait laissé tomber. Roger le parcourut. — Je n’y vois rien, dit-il. Louise, qui lisait par-dessus son épaule, soupira et posa le doigt sur un passage du journal où l’on rendait compte d’un combat qui avait eu lieu en Afrique. — Ah! dit-elle, si j’en crois mes pressentimens, nous ne reverrons pas M. de Villerglé de longtemps. — Le lendemain, au petit jour, poussée par un instinct secret, elle courut à la Capucine. Il faisait un froid vif, et le brouillard couvrait la campagne. Au travers de la brume, elle entendit le roulement d’une voiture qui fuyait sur la route de Trouville. Elle voulut s’élancer dans cette direction, mais la voiture passa rapidement sans que personne la vît. Elle étendit les bras et resta appuyée contre un arbre, le cœur serré. — Il est parti, et il ne m’a pas embrassée ! dit-elle.

C’était bien en effet la voiture de M. de Villerglé. Quand il fut parvenu au sommet de cette côte d’où la vue s’étend sur la vallée d’Auge et découvre un vaste et beau paysage que la mer borne à l’horizon, Pierre fit arrêter le postillon et descendit. Le vent avait chassé le brouillard, on voyait au loin la tour de Dives et la rivière qui brillait aux rayons du soleil levant; une maison blanche se montrait derrière un bouquet d’arbres d’où s’échappait un mince filet de fumée. Ses yeux se mouillèrent en la regardant. Il resta quelques mi-