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— En attendant, continua Pierre, Louise est là qui pleure. Il faut se dépêcher... Qu’avez-vous à objecter contre Roger?...

— Un beau mari qui perd tous les navires qu’on lui confie!

— Il ne naviguera plus.

— Et qui n’a ni sou ni maille !

— Ça me regarde.

— La belle alliance qu’un M. Roger ! d’où ça vient-il?

— Pardine! d’Honfleur, comme je viens de Paris!

Le père Morand murmurait encore, mais il était ébranlé. Pierre sortit un instant. — Allez chercher Roger, dit-il à Louise.

Louise se sauva à toutes jambes. Pierre la suivit un instant des yeux et retourna auprès du père Morand, un peu triste. — A-t-elle couru ! se dit-il. Il contint son émotion et recommença bravement à discuter la question du mariage. Après une heure de conversation, la victoire lui resta. — A la bonne heure, et voilà qui est parlé, reprit M. de Villerglé après qu’il eut arraché le consentement du père Morand, votre fille restera près de vous, et vous serez choyé par vos deux enfans. Je me charge de la dot, et, grâce à Roger, il y aura toujours du vin vieux dans le cellier.

— A la bonne heure, dit le philosophe, il faut bien qu’un père fasse quelque chose pour ses enfans.

Pierre entendit marcher sous les fenêtres et reconnut le pas léger de Louise; quelqu’un l’accompagnait. Le cœur lui battit un peu. Il quitta le père Morand et descendit dans le jardin. — Louise, dit-il, vous pouvez prendre le bras de Roger : c’est votre mari.

Louise devint toute blanche et sauta au cou de Roger.

— Ah ! mon Dieu! est-ce bien possible? dit-elle.

Le bonheur l’avait transfigurée. En la voyant si belle et si tendre, Pierre ne put s’empêcher de faire un retour sur lui-même et de penser à tout ce qu’il avait perdu. Il se tourna et cacha sa tête entre ses mains.

— Ah! dit Louise en courant vers lui, que je suis égoïste!

— Non, vous êtes heureuse! répondit Pierre.

M. de Villerglé retourna chez lui dans la soirée. La Capucine lui parut un désert. A présent que le mariage de Louise et de Roger était arrangé, qu’allait-il faire ? Les choses où il avait trouvé le plus de plaisir le laissaient triste. Ces mêmes sentiers qu’il avait parcourus avec tant de charme lui semblaient mornes ; il se promenait comme une âme en peine, et la plage ne le retenait pas plus que la forêt. Louise n’était plus là pour égayer sa promenade. Sa voix et son sourire, il les avait perdus. Il se sentait redevenu tel qu’il était au moment où il avait pris si brusquement la résolution de quitter Paris. Cet état d’abattement ne cessait que lorsqu’il avait à s’oc-