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pèlerinage, Il y a une pensée première, principe et substance du poème. Dante lui-même, dans cette curieuse lettre où il a dédié le Paradis à Can Grande della Scala, a posé le problème et fait entrevoir la solution. « Le sens de cette œuvre, dit-il, n’est pas simple, mais multiple. Il y a d’abord le sens littéral, Il y a ensuite le sens caché sous la lettre. » Puis, en vrai disciple des docteurs de son temps, il signale encore un sens allégorique, un sens moral, un sens anagogique. Vous croyez qu’il n’y a ici qu’un seul poème ; en voici quatre ou cinq, selon la manière de lire. Soyons plus justes envers Dante que Dante ne l’a été lui-même ; gardons-nous de prendre au mot ces allégories faites après coup ; n’oublions pas qu’il a dit ailleurs : « Lorsque l’amour m’inspire, je note, et sur le mode qu’il me dicte au dedans, je vais le répandant au dehors. » Aussi bien, dans sa lettre à Can Grande, après avoir payé tribut à la manie allégorique de son temps, il s’écrie soudain, condamnant ces vaines recherches et revenant à la vérité : « Laissons là ces investigations subtiles et disons simplement : Le but de cette œuvre, le but de l’ensemble et de chaque partie, c’est d’arracher les vivans à leur misèrent de les conduire à la félicité, » Les explications de la critique moderne nous donnent le véritable sens de cette phrase. La Divine Comédie, est un tableau de la chrétienté et un jugement solennel des générations au nom de la philosophie religieuse et politique du poète. Ceux qui ont violé l’ordre spirituel et l’ordre temporel sont plongés dans l’enfer ; le purgatoire et le paradis appartiennent à ceux qui ont servi l’empire et l’église. Et cet enfer, ce purgatoire et ce paradis ne sont pas seulement dans les régions que parcourt le sublime visionnaire, ils sont dans ce monde. L’enfer est à Rome, sous le règne des papes simoniaques ; le paradis est dans le cœur des hommes restés fidèles à la loi providentielle de l’empire et à la loi plus haute encore de Jésus crucifié. Au plus fort de son extase, Dante a toujours les yeux sur le monde ; du seuil des royaumes invisibles, il s’adresse à la terre, il apostrophe la chrétienté ; son poème est une prédication. Voilà le sens de ces mots inscrits dans la dédicace à Can Grande : Removere viventes in hac vita de statu miseriœ et perducere ad statum félicitatis[1].

À cette explication, donnée par Dante lui-même, M. Wegele en ajoute une autre que Dante ne pouvait nous révéler. La Divine Comédie, selon l’historien allemand, en même temps qu’elle est une prédication du gibelinisme idéal, contient aussi l’exposé symbolique des différentes phases par lesquelles a passé l’âme du poète. Cette

  1. Vincent Borghini, dans son Introduzione al Poema di Dante per l’allegoria et dans sa Difesa di Dante come cattolico, insiste sur ce point, mais il ne voit la qu’un sermon de morale ordinaire ; il n’entend rien à la philosophie de l’histoire qui domine toute la Divine Comédie.