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où se retrouvent à la fois le droit romain, le droit canon et le droit germanique du moyen âge. C’est M. Wegele qui a eu cette idée. Il est fâcheux que le docte historien compromette ici la valeur de ses recherches en voulant prouver que le droit germanique tient plus de place dans la Divine Comédie que le droit canon et le droit romain. C’est précisément le contraire qui est vrai ; l’originalité du droit germanique en matière pénale est de punir la faute pour la faute elle-même, tandis que le droit romain se préoccupe surtout des crimes commis contre l’état, et le droit canon, des infractions aux lois de l’église. Dante, avec son inflexible logique, réserve ses plus cruels châtimens aux ennemis de l’église et de l’empire ; il rend des arrêts de justice sociale plutôt qu’il n’applique les lois de la morale privée. Comment M. Wegele a-t-il méconnu ici le système du poète après l’avoir si bien mis en lumière ? Ajoutons seulement, pour être tout à fait exact, que l’esprit évangélique apparaît sans cesse dans les sentences d’Alighieri. Sa libre distribution des châtimens est le triomphe de la justice chrétienne. La conscience du coupable est mise à nu, et plus il était placé haut dans la hiérarchie des pouvoirs, plus lourde pèse sur lui la responsabilité de ses œuvres. Point de ménagemens pour les grands de ce monde ! « Combien se tiennent là-haut pour de grands rois, qui seront couchés comme des porcs dans ce bourbier, ne laissant d’eux-mêmes que d’horribles mépris ! »

Le tableau tracé par Alighieri contient tout un peuple innombrable. Ce sont à chaque cercle, et dans chaque partie de chaque cercle, des multitudes qui fourmillent. Les Grecs avaient un mot effrayant pour désigner les morts, ils disaient : les plus nombreux, οι πλειονες, mettant ainsi en présence les habitans actuels de la terre et toutes les générations dévorées par les siècles. Ces πλειονες des Grecs apparaissent sur tous les points de l’immense peinture. Tantôt, rangés à la file comme un troupeau de grues, ils sont emportés par un vent noir et roulent dans un tourbillon sans fin ; tantôt ils tombent du ciel dans l’abîme, drus et serrés comme les gouttes de la pluie. Au milieu de ces foules sans nom, Dante a placé des personnages distincts ; quels sont ces personnages ? à quels temps, à quel pays les a-t-il empruntés ? pourquoi ceux-ci et non pas d’autres ? questions curieuses, et qui, étudiées avec attention, éclairent la pensée du poète. L’ancienne critique nous faisait connaître les acteurs à mesure qu’ils entraient en scène ; les commentateurs modernes ont eu l’idée de les distribuer par groupes. Il semble, à première vue, que ces figures soient rassemblées au hasard ; tous les rangs, tous les siècles sont confondus ; hommes des âges antiques et contemporains de Dante, païens et chrétiens, juifs et mahométans, se heurtent dans la mêlée. Prenez garde, Il y a là un plan obstinément suivi ; le symétrique dessin de l’architecte se révèle encore dans cet effrayant désordre.