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est bien loin d’être irréprochable. Tantôt littérale jusqu’à la barbarie, tantôt s’éloignant du texte sans nécessité, on dirait une ébauche à laquelle l’auteur n’a pu donner la dernière main. Les contre-sens même n’y manquent pas, et d’inexplicables étourderies viennent souvent arrêter le lecteur[1]. Il faut reconnaître pourtant à travers ces fautes un amour passionné du modèle. Là même où l’interprète est obscur et nous force de recourir au texte, on sent qu’il a voulu rendre la physionomie du poète empreinte dans les coupures, les ellipses et les brusques mouvemens de son langage. Lamennais a prouvé qu’il avait bien compris l’ensemble des inspirations dantesques ; si son introduction manque parfois de netteté, s’il paraît incliner çà et là vers le système de Rossetti, il conclut cependant que Dante, ennemi implacable du pouvoir temporel des papes, était demeuré sincèrement catholique. Son analyse de la Divine Comédie étincelle de beautés du premier ordre ; personne n’avait expliqué aussi poétiquement le dixième chant de l’Enfer, la scène de Farinata et de Cavalcanti. Lire ainsi, c’est créer ; cette page seule révèle un grand artiste. M. Louis Ratisbonne et M. Mesnard obéissent dans leurs traductions à un système tout différent ; les vers de M. Ratisbonne, comme la prose de M. Mesnard, visent trop à l’élégance, et ne reproduisent pas l’allure du Florentin. Ces tentatives, si incomplètes qu’elles soient, révèlent pourtant d’heureux symptômes. Si quelqu’un se rappelle la traduction de M. Artaud de Montor, qu’il compare à ce style ridicule la simplicité de M. Mesnard ; tout en regrettant que le studieux magistrat n’ait pas déployé plus de force et de hardiesse, il verra dans ces estimables pages le progrès du goût public. Encore une fois, ces traductions n’infirment pas le jugement que j’ai porté ; c’est par le sentiment de l’art et de la beauté poétique que la France a marqué sa place dans ce concours.

L’Allemagne y brille aussi au premier rang par les qualités qui

  1. Ici il affaiblit le sens et le détruit, comme dans le beau discours de Cacciaguida ; Dante se fait dire par son aïeul : Il te sera beau d’avoir été ton parti à toi seul. Lamennais traduit : D’être resté seul à part. Que devient cette forte image, aver ti fatta parte per te stesso ? Là, dans le discours de Hugues Capet, il commet un contre-sens manifeste qui exagère encore les violences du poète gibelin ; au lieu des os consacrés des rois de France, le sacrate ossa, il écrit : La race exécrable. Quelquefois, par une singulière inadvertance, il adopte un sens dans le texte et un autre sens dans la traduction ; ainsi, au chant XX du Purgatoire, le texte de Lamennais porte ces mots : E tra nuovi ladroni esser anciso, et il traduit : Entre deux voleurs vivans, comme s’il l’avait tra duo vivi. Presque toujours il suit le texte pas à pas, à tel point que pour un Français les vers italiens sont souvent plus intelligibles que la prose du traducteur ; puis tout à coup, là où il est indispensable de s’attacher au modèle, il s’éloigne de lui sans motif. Lorsque Dante dit : Ricordarsi del tempo felice, il faut un goût singulier de l’inversion pour traduire du temps heureux se ressouvenir, et lorsque Dante écrit simplement : Ciascun suo nemico era cristiano, est-il urgent d’employer cette forme étrange : Etaient chrétiens tous ses ennemis ?