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de l’industrie en paralysant une partie des forces qui doivent l’exciter, on arrête, on le voit, la progression des salaires. Ainsi, soyons franc et appelons les choses par leur nom, les prohibitionistes ont beau se représenter comme les amis exclusifs des ouvriers ; ils sont, malgré leur dire et malgré leur volonté, les adversaires systématiques de la cause populaire. Ils se croient les défenseurs du travail national, ils en sont les dangereux ennemis.

Il est un intérêt au contraire que la prohibition sert admirablement, et auquel elle sacrifie l’intérêt public : c’est cet intérêt de monopole auquel j’ai déjà fait allusion. Il existe un certain nombre d’industries, je citerai par exemple la filature du coton et les forges dont la production est fréquemment insuffisante pour les besoins nationaux. Avec la prohibition ou les droits prohibitifs dont ils jouis sent, les producteurs, dans ces deux industries, sont les maîtres absolus du marché. Ils se font payer dans la plupart des circonstances les prix qu’ils veulent. Des établissemens mal situés, mal outillés, mal dirigés, ne laissent pas de prospérer. Ceux qui sont bien placés et ont un bon outillage, ainsi qu’une bonne administration, réalisent (l’expression est d’un de ces messieurs) des profits impertinens[1]. Les bénéficiaires véritables du régime prohibitioniste ne sont donc pas les populations ouvrières, dont il importe tant, pour le repos et pour l’honneur de notre société, d’améliorer la condition pénible ; ce sont quelques catégories de personnes, fort peu nombreuses, qui n’ont aucun droit à jouir d’avantages exceptionnels au détriment de leurs concitoyens, et que le système prohibitioniste érige en une sorte d’aristocratie, levant sur le public des taxes, comme faisaient les seigneurs féodaux. Or apparemment, si la France a secoué la suprématie dès Montmorency, des Rohan et des Châtillon, et si elle n’a plus voulu leur payer de redevances, ce n’est pas pour en servir aux maîtres de forges et aux filateurs de coton. Nous vivons sous le principe du droit commun, principe protecteur pour tous, mais égal pour tous. Que les maîtres de forges, les filateurs de

  1. Au sujet des profits qu’a procurés la filature dans ces dernières années, l’honorable M. Jean Dollfus, qui est lui-même un des plus grands filateurs de France, s’exprime en ces termes :
    « En 1850, 52 et 53, le bénéfice moyen de la filature des numéros ordinaires pour calicot n’a pas été de moins de 60 centimes par kilogramme.
    « En juillet, août et septembre 1850, il a été de 85 cent, par kilog., et de 78 à 80 cent. dans les mêmes mois de l’année 1852, ainsi que dans ceux qui viennent de s’écouler.
    « Ces bénéfices de parfois 20 à 25 pour 100 sur les numéros ordinaires ont cependant été loin d’atteindre ceux que, depuis 1850, on réalise sur les filés fins et mi-fins, sur ces derniers surtout. Aussi tous les établissemens susceptibles de produire bien ou mal des filés, mi-fins se sont-ils jetés sur ces numéros, qui ont rendu jusqu’à 40 pour 100 de bénéfices nets, c’est-à-dire plus que la façon totale. » (Plus de Prohibition, page 13.)