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les échos de leurs craintes. Or les hommes les plus éclairés et les plus sincèrement opposés en principe à l’esclavage étaient dans la plus aveugle et la plus complète sécurité. Jusqu’en 1843, il est vrai, toutes les apparences semblaient leur donner raison. De 1820 à 1840, les progrès du nord avaient été fort supérieurs à ceux du sud, quelque considérables que fussent ceux-ci. La population du nord, qui avait déjà une densité double de celle du sud, s’accroissait aussi beaucoup plus vite. Elle s’était élevée de 5 millions à 9 millions et demi : la population blanche du sud n’avait pu monter que de 2,800,000 âmes à 4 millions et demi ; l’accroissement était pour le nord de 40 pour 100 dans chaque période de dix ans, et seulement de 25 pour 100 pour le sud. Le nord n’avait pas moins gagné sous le rapport de la richesse depuis qu’à l’agriculture et au commerce maritime il avait joint l’industrie manufacturière : il avait plus de ports, plus de routes, plus de canaux, plus de chemins de fer que le sud ; sa population était plus nombreuse, plus instruite, plus éclairée, et en possession de plus de bien-être. Comment l’esclavage pourrait-il jamais créer un danger sérieux à une nation si favorisée ? D’ailleurs la marche ascendante de l’esclavage était définitivement arrêtée : depuis vingt ans, le sud n’avait formé qu’un seul état nouveau, l’Arkansas ; la Floride se peuplait lentement, et on pouvait croire qu’elle serait le dernier état à esclaves qui entrerait dans l’Union ; l’esclavage, acculé à la mer, se trouverait enfermé dans le cercle infianchissable des états libres, car les planteurs de l’Arkansas avaient atteint le pied des Montagnes-Rocheuses et la frontière mexicaine. Le nord au contraire venait de donner naissance au Michigan ; le jour était proche où l’Iowa et le Wisconsin devaient prendre également rang d’états, et de vastes espaces s’étendaient encore devant les pionniers le long de la frontière canadienne. Un petit nombre d’années suffiraient donc pour établir sans retour la suprématie du nord.

D’ailleurs une transformation commençait à s’opérer au sein des états du sud, le plus anciennement colonisés. Dans le Maryland, dans la Virginie, dans une partie du Kentucky, le sol, à qui le planteur demandait tous les ans les mêmes produits, semblait avoir perdu sa fécondité : on voyait chaque année de grands propriétaires renoncer à mettre en culture des terres épuisées et abandonner leurs domaines pour émigrer avec leurs esclaves dans les états riverains du Mississipi. Chez les petits propriétaires, la culture trop épuisante du tabac faisait place aux céréales, et l’esclavage prenait peu à peu les caractères de la domesticité. Les libérations devenaient de plus en plus nombreuses. Ainsi dans le Maryland, en 1840, le nombre des hommes de couleur libres était de 62,000 contre 90,000 esclaves, soit deux cinquièmes de la population noire ; en Virginie, il était de 50,000