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recherchait avec soin et choisissait avec affectation parmi tous ces noms ceux qui avaient un caractère plus vulgaire, et, si on peut dire, une physionomie plus triviale. Là était pour lui, ce semble, le comble de la perfection.

Les portraits de M. de Balzac ont fait école, on le sait. Même en dehors du roman et jusque dans le domaine austère de l’histoire, il a eu de trop nombreux imitateurs. Pour ce motif, on nous pardonnera d’insister un peu sur ce sujet : nous voudrions caractériser nettement ce genre nouveau, tel qu’il s’est produit dans les derniers temps. Or ce qui nous paraît le distinguer particulièrement, c’est la prédominance de l’élément matériel, c’est la prétention de lutter avec la peinture pour la représentation de la figure humaine. Malgré la comparaison classique qui égale la poésie à la peinture, jamais ni la poésie ni le roman n’avaient jusqu’à nos jours essayé cette lutte de raisonnable : ils se contentaient d’esquisser à grands traits l’extérieur, la physionomie d’un personnage, et s’attachaient plus à peindre l’âme et ses passions que le visage et ses linéamens.

L’école nouvelle dont M. de Balzac a été sinon le père, du moins un des chefs, a de tout autres principes. Oubliant que l’imitation de la nature est dans les arts, comme on l’a justement dit, un moyen et non un but, c’est surtout, c’est uniquement la réalité matérielle qu’elle s’efforce de reproduire. Tous les traits du visage, toutes les rides, toutes les veines, toutes les fibres, jusqu’aux détails les plus puérils, elle analyse et décrit tout minutieusement. Je sais bien que la figure humaine est un merveilleux miroir où se peignent les instincts de l’homme ; mais ce n’est pas le miroir qu’il faut me montrer, c’est l’âme qui brille au travers et s’y réfléchit. Je sais bien que Saint-Simon, le grand portraitiste, le maître en pareille matière de tous les romanciers comme de tous les historiens, quand il peint un homme, le peint tout entier, et nous montre son visage, son geste, son attitude, en même temps qu’il met à nu ses sentimens et ses passions. Le physique n’est cependant pour lui que l’expression et le reflet du moral ; ce n’est pas une anatomie puérile qu’il s’amuse à faire, c’est la vie même qu’il ranime de son souffle puissant. Étudier à la loupe une physionomie, s’amuser à en retracer les détails et les caprices, ce n’est pas la étendre ni renouveler l’art ; c’est tout simplement le matérialiser.

Le matérialisme, il faut toujours, hélas ! en revenir là avec M. de Balzac. Sa poétique en porte partout la trace ; son style en est empreint et comme saturé. De même qu’il fait les portraits en anatomiste plus qu’en poète, il peint la joie ou la douleur en physiologiste bien plus qu’en moraliste[1]. La mort du père Goriot est assurément

  1. C’est toujours le langage de la physiologie qu’il emprunte pour exprimer les émotions de l’âme, de telle façon que sous sa plume toutes les idées se matérialisent et tous les sentimens se transforment en sensations physiques. Si Goriot veut dire, par exemple, qu’il a un grand chagrin, il dira que le crâne lui cuit intérieurement (ch. 7). Si Pierrette est révoltée d’une odieuse parole, elle sentira une douleur dans sa gorge [Pierrette, ch. 6). Si son amant a peur, « ses jambes tremblent sous lui, et il a chaud dans le dos. » Si Ursule est prise d’une passion subite pour un jeune homme, « il lui monte une vapeur au cœur, dans le gosier et à la tête » (Ursule Mirouet, première partie). Ailleurs c’est un jeune homme qui a « soif du monde et faim d’une femme » (le Père Goriot), ou bien ce sont les regards qui ont des projections fluides et qui servent à toucher la peau suave d’une femme (Honorine).