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un tableau énergique : on est frappé ; d’où vient qu’on n’est pas ému ? C’est qu’au lieu de nous peindre seulement le désespoir du vieillard tué par l’ingratitude de ses enfans, l’auteur s’applique à nous raconter son agonie physique et nous traîne dans des détails de pathologie et d’hôpital. C’est une impression nerveuse, le cœur n’y est pour rien. Cela fait songer à ces tableaux de l’école espagnole où sur le chevalet sanglant se tordent les membres des martyrs, où sous le couteau de l’écorcheur palpite la chair et se contractent les nerfs. C’est encore de l’art, je le veux bien, mais ce n’est pas certes de l’art sous sa forme la plus noble et la plus élevée. Au fond, M. de Balzac, qui a beaucoup d’esprit et d’imagination, manque de vraie sensibilité. Il est rare qu’il émeuve et fasse monter les larmes. Sa passion est à la tête, elle ne vient pas du cœur, et voilà pourquoi elle ne va pas au cœur.

De même qu’il n’a pas de sensibilité vraie, il n’a pas d’idéal, ou n’en a qu’un faux, ce qui revient au même. Aussi échoue-t-il tristement quand, s’exaltant à froid, se guindant de parti pris vers un monde qui lui est fermé, il essaie de s’élever jusqu’à l’extase religieuse et mystique, ou seulement à la poésie mélancolique et rêveuse. Rien alors ne peut donner l’idée de l’emphase ridicule où il tombe et de l’incroyable bouffissure de son style. C’est quelque chose comme du Scudéry doublé de Cyrano.

Le Cyrano domine dans Seraphita. Par momens l’enflure devient du véritable pathos. On y lit, par exemple, des phrases comme celles-ci : « Wilfrid arrivait chez Seraphita pour dire sa vie, pour peindre la grandeur de son âme par la grandeur de ses fautes, pour montrer les ruines de ses déserts ; mais quand il se trouvait dans la zone immense embrassée par ces yeux dont le scintillant azur ne rencontrait point de bornes en avant et n’en offrait aucune en arrière, il devenait calme et soumis comme le lion qui, lancé sur sa proie dans une plaine d’Afrique, reçoit sur l’aile des vents un message d’amour, et s’arrête. Il s’ouvrait un abîme où tombaient les paroles de son délire[1]. » Ou bien encore, à propos d’un vieux domestique en enfance : « Wilfrid se fia sur sa perspicacité pour découvrir

  1. Seraphita, p. 188, in-8o, 1835.