Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/766

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On s’étonnera, dans cinquante ans, du succès qu’a pu avoir une littérature fondée sur de tels principes. On aura peine à comprendre que ses œuvres aient excité de pareils enthousiasmes ; on ne voudra pas croire qu’un grand poète, répétant solennellement les saillies bouffonnes d’un orgueil insensé, ait appelé le livre de M. de Balzac « un livre merveilleux qui dépasse Tacite et va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et va jusqu’à Rabelais. » Quand la postérité, et cette postérité n’est pas loin, nous le croyons, aura fait justice de ces ridicules exagérations, quand elle aura passé au crible cet amas ambitieux et confus d’œuvres de toute sorte qui s’appelle la Comédie humaine, il en restera peu de chose, quelques parcelles d’or triées dans un monceau de sables impurs et de débris informes. L’auteur d’Eugénie Grandet aura son nom dans la galerie de nos gloires littéraires, mais ce nom ne sera écrit ni au premier rang, ni peut-être même au second : M. de Balzac ne sera classé ni parmi les génies créateurs qui occupent les sommets de l’art, ni même à côté des peintres profonds et vrais du cœur humain. On le rangera parmi les peintres de genre spirituels, parmi les artistes ingénieux qui ont heureusement saisi certains côtés de la nature humaine et reproduit d’une façon exacte et piquante certaines faces des mœurs d’une époque.

L’influence qu’a exercée M. de Balzac sur la littérature, de son temps a été grande, on ne peut le nier : il faut ajouter qu’elle a été détestable. Elle l’a été au point de vue de la langue, qu’il a corrompue par une phraséologie pédantesque, par un néologisme arbitraire et prétentieux ; elle l’a été plus généralement au point de vue du goût public, qu’il a gâté par un mélange inouï des genres, des tons et des styles. Elle l’a été plus encore par ces tendances réalistes que nous signalions tout à l’heure : en faisant prédominer dans l’art l’élément matériel, en peignant indifféremment, sans scrupule et sans choix, la réalité belle ou laide, attrayante ou hideuse. M. de Balzac a même affecté de rechercher en elle ce qu’il y a de laid et de hideux, et en le peignant plus laid, plus hideux encore qu’il n’est, il a puissamment contribué à pousser l’art dans les voies de la décadence.

Il est une autre et non moins fâcheuse influence qu’a exercée M. de Balzac, non sur les lettres, mais sur les gens de lettres, et dont il faut bien aussi parler. En même temps qu’il altérait les vraies notions de l’art, il avait fait perdre à la pratique de l’art sa dignité : de la pensée, il faisait un instrument de lucre. Que l’écrivain demande à sa plume une honorable indépendance, rien de plus légitime. Vivre de son labeur n’est pas seulement le droit, c’est le de voir, c’est la loi et la grandeur de l’homme ; mais exploiter son intelligence comme un fonds de commerce, faire de la noble profession