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de Claresford, sur qui j’ai vraiment l’air de m’attendrir. Il voyait donc toutes les choses humaines sous les couleurs les plus lugubres, quand il entra dans le Bosphore. Ce lieu, qu’il connaissait déjà, lui causa une émotion profonde et soudaine. Il y a des momens où la nature semble nous traiter avec indifférence, d’autres au contraire où l’on dirait qu’elle songe à nous, qu’elle nous regarde. Il crut que l’Orient attachait sur lui ses yeux d’or. Jamais cette région si célébrée ne lui était apparue avec tant de charme. Le jour touchait à sa fin, la mer était aussi lumineuse que le ciel ; l’Europe et l’Asie, qui en cet endroit unique du globe se regardent toutes deux au même miroir, semblaient faire assaut de beauté. C’était sur l’un et l’autre rivage le joyeux éclat du gazon, la grâce altière des arbres, enfin la gloire des montagnes. « Certainement, pensa Claresford, voilà un pays que je ne quitterai pas tant qu’il ne s’élèvera point du fond de mon cœur un de ces vents maudits qui poussent ma vie aux quatre coins du ciel. » — Et il promena sa vue, comme pour s’y choisir une demeure, sur ces amas de palais qui semblent se presser les uns contre les autres pour faire honneur au soleil et profiter de ses faveurs.

On a souvent médit des palais du Bosphore. Je les trouve d’une séduction merveilleuse. Nombre d’entre eux sont d’un marbre aussi pur que les déesses de nos parcs. Il en est plus d’un en bois peint ; assurément ce ne sont pas ceux dont l’imagination a le plus à se plaindre. J’aime assez une demeure qui sourit à l’homme et qui n’insulte ni à la fragilité de son être, ni à la rapidité de ses jours. Puis le palais de bois offre des couleurs de l’effet le plus divertissant pour les yeux et pour l’esprit. C’est à l’intérieur surtout qu’il faut le voir : quoi de plus charmant que ces grandes pièces percées par d’innombrables fenêtres, et dont les lambris sont égayés par toute sorte de fleurs appartenant à des jardins impossibles ! Rien ne vient à point dans ce monde. J’aurais voulu jouir de l’Orient quand j’apprenais la vie idéale dans les contes de fées. L’asile que se choisit Claresford, car il avait pris aux Anglais cette bonne qualité, qu’il mettait tout de suite ses fantaisies en pratique, était quelque chose de gai et de mystérieux en même temps. Imaginez un logis couleur de rose qu’entoure une ceinture de colonnettes et que seul sépare du Bosphore un gazon d’un vert sombre, d’où sortent çà et là quelques arbres élancés se terminant par de vastes parasols toujours baignés de lumière. Voilà le dehors de cette demeure. À l’intérieur, ce sont de vastes pièces qui se succèdent sans aucune logique, qui, au lieu des distributions savantes, des combinaisons exactes de nos appartemens, présentent une déraison pleine d’attrait. Une profusion de fenêtres laisse entrer partout une clarté qui, grâce à de