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classes moyennes se sont lentement formées et sont restées longtemps exclues de toute participation au pouvoir politique. Enfin elles se sont développées par suite, de la condition inférieure de classes d’électeurs dépendans et indifférens. L’éducation politique d’un peuple ne peut d’ailleurs être que l’œuvre lente du temps : la liberté seule la prépare et l’achève ; mais la liberté n’a pas le privilège de l’improviser. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner si l’Angleterre était habituée, il n’y a guère plus de trente ans, à ces scènes d’oppression et de corruption qui semblaient être devenues l’accompagnement nécessaire des journées d’élection, et les terminaient souvent par des mêlées sanglantes, surtout en Irlande. Les amis d’un candidat ne se bornaient pas à obséder sans répit ceux qui avaient engagé leurs voix, envoyant au besoin chercher de force les malades jusque dans leur lit et les obligeant à se laisser mettre sur une civière, mais encore il n’était pas rare de les voir sans scrupule faire main basse sur les électeurs qui étaient enrôlés par leurs adversaires. Les uns étaient endormis avec des boissons soporifiques, les autres étaient mis sous clef et gardés à vue. Comme les votes n’étaient reçus, antérieurement à l’acte de réforme, qu’en une seule place, les électeurs étaient obligés, dans les élections des comtés, de se faire transporter souvent à de grandes distances, et la nécessité du transport les exposait à être victimes de nouvelles manœuvres. Tantôt tous les chevaux et toutes les voitures étaient retenus à l’avance, et il n’y avait pas alors de convoi de chemin de fer pour les remplacer ; quelquefois les roues des diligences étaient démontées, afin que les électeurs restassent en route, ou bien, comme dans une guerre de partisans, les chemins étaient coupés par des fossés qui ne pouvaient être franchis que par des piétons. On assure même qu’un jour des électeurs qui, pour venir voter, avaient pris leurs places sur un bâtiment dont le capitaine était gagné par un candidat, au lieu d’être déposés à terre, furent emmenés dans un voyage au long cours pour n’être débarqués qu’à Amsterdam. La corruption s’ajoutait à l’oppression, et elle se multipliait sous les formes les plus différentes.

La distribution de l’argent était, il est vrai, prohibée ; mais la prohibition était facilement éludée, et, même quand elle était respectée, elle n’empêchait pas la distribution des présens : les électeurs recevaient des bestiaux, des meubles ; d’après le récit fait à l’un des comités de la chambre des communes, il y eut même un jour, au moment d’une élection, une pluie abondante de chapeaux neufs, d’habits neufs, de souliers neufs qui n’auraient pu aller à tous les électeurs, mais qui semblaient faits exprès pour les têtes, pour les dos, pour les pieds des électeurs dont les votes étaient donnés à certains candidats. Les cadeaux étaient quelquefois d’un autre genre, et on raconte