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Il faut reconnaître cependant que le scrutin secret, malgré ses avantages apparens, ne répondrait pas aux vues de ceux qui le demandent. Loin de décourager la corruption ou l’intimidation, il pourrait donner à tous ceux qui tiendraient à se servir encore de telles manœuvres les garanties qui leur permettraient de s’assurer si les votes qui ont été achetés et exigés n’ont pas changé de destination dans l’urne électorale. Dans un pays habitué à la libre discussion de toutes les questions et au rapprochement de tous les citoyens, il n’y a pas de mécanisme, si ingénieux qu’il soit, qui puisse permettre à celui qui veut faire mystère de son opinion de la tenir cachée à celui qui veut la connaître, à moins qu’on n’établisse entre eux, comme le disait un spirituel écrivain anglais, Sydney Smith, des barrières de séparation encore mieux gardées que celles des sexes en Turquie.

Le scrutin secret serait plus dangereux qu’utile : il préparerait la désunion des partis en couvrant de son ombre des infidélités intéressées qui n’osent s’avouer au grand jour. Il y a deux beaux mots qui, dans la bouche d’un Anglais, ont je ne sais quelle fière et mâle énergie : c’est oui et non ; il faut qu’ils continuent à être dits tout haut. En outre, l’abandon du vote public contribuerait à rompre peu à peu les liens qui rattachent les élus à leurs électeurs ; il faudrait dès-lors s’attendre tôt ou tard à la dissolution de ce petit corps d’armée groupé derrière chaque député de la chambre des communes, bien uni et bien discipliné, dans lequel tous les soldats, se connaissant, connaissant leur chef et en étant connus, lui donnent comme une garde civile qui ferait sa force dans les jours de péril. D’un autre côté, le scrutin secret dérangerait tout ce système de responsabilité qui est en quelque sorte le mécanisme de la constitution, et qui a passé dans toutes les institutions politiques et judiciaires d’un pays où les honnêtes gens n’ont pas été habitués à craindre pour leur opinion tantôt la persécution ou la défaveur du pouvoir, tantôt les vengeances sinistres d’un parti révolutionnaire. Enfin l’établissement du scrutin secret élèverait un mur de séparation infranchissable entre les classes de citoyens qui font partie du corps électoral et celles qui n’y sont pas admises : il retirerait à celles-ci le droit de vue sur l’élection que leur donne la publicité du vote, et, en préparant des élections à huis-clos, il les déshériterait de toute intervention dans la vie publique. Il rendrait ainsi nécessaire l’extension démesurée des droits politiques que d’autre part il semblerait justifier, en mettant le vote de chacun sous la protection d’une indépendance bien illusoire sans doute, mais néanmoins apparente. Telle est la fin à laquelle il serait destiné, et ainsi peuvent s’expliquer à la fois les sympathies qu’il éveille et les résistances qu’il rencontre dans le parlement. Le vote public n’est pas une de ces formes qui peuvent être sacrifiées à la légère ; il fait corps avec la