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citoyens dans les collèges électoraux donnerait la prépondérance à une seule classe de la société à l’exclusion de toutes les autres ; il ne serait destiné qu’à assurer l’avantage des plus nombreux sur les moins nombreux, qui courraient risque d’être sacrifiés sans réserve aux volontés de la majorité, et les plus nombreux, auxquels il ferait passer le pouvoir électoral, seraient ceux qui ont le moins d’intérêts et le moins de titres pour en exercer les attributions. Quel usage pourraient-ils en faire ? Il ne faut pas s’imaginer qu’ils auraient à résoudre une de ces questions qui peuvent paraître faciles à décider et également accessibles à tous. La Grande-Bretagne n’est pas dans les conditions où peuvent se trouver quelquefois d’autres pays qui, ayant fait ou laissé faire table rase de toutes leurs institutions, doivent décider de leur destinée par une de ces résolutions auxquelles il importe souvent que chacun prenne part. Le suffrage universel ne serait introduit dans la constitution anglaise que pour être un moyen régulier de gouvernement, et c’est comme moyen régulier de gouvernement qu’il y serait impuissant.

Étendu à l’élection, fréquemment renouvelée, de députés qui doivent être choisis pour leurs opinions sur les affaires publiques, nécessairement variées et changeantes, il ne pourrait échapper à deux écueils, l’indifférence ou la passion populaire. Dans des temps calmes et tranquilles, comment compter que les cultivateurs des campagnes par exemple, étrangers à la connaissance des questions politiques, viennent librement voter pour tel candidat, de préférence à tel autre ? Sans doute ils pourraient être pressés, circonvenus et comme entraînés à l’élection au profit de l’un des compétiteurs ; mais quelle valeur auraient des votes auxquels la volonté réfléchie des votans n’aurait aucune part ? D’un autre côté, dans les temps où se discutent ces questions qui peuvent troubler et émouvoir l’opinion des masses, comment espérer qu’elles les jugeront de sang-froid et sans emportement ? Se sentant les plus puissantes par le nombre, excitées par ceux qui peuvent profiter d’un désordre, elles deviendraient aisément les instrumens de leurs engouemens ou de leurs colères d’un jour, et la population ouvrière des villes, bien plus active et plus remuante que la population des campagnes, n’étant plus contenue par aucune barrière, se ferait la maîtresse des destinées de la nation. Le droit de vote, jeté tout à coup sans nécessité à la multitude, qui ne serait pas préparée à s’en servir, ne serait qu’un jouet inutile ou une arme dangereuse.

D’ailleurs, quand même le suffrage universel pourrait se justifier par l’usage qui en serait fait, il faut néanmoins reconnaître qu’il serait inconciliable avec le système de gouvernement du pays. En appelant le peuple tout entier à se faire représenter par ses députés, il donnerait à la chambre des communes une force qui ne pourrait