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Ils prièrent ensemble quelques instants. — Mon enfant, dit Walther en se relevant, celui qui est parti seul, et le premier, a accompli le plus rude sacrifice. Le ciel a béni ses travaux, et il nous appelle pour partager avec nous le bonheur dont il jouit. Partons donc, quoi qu’il en coûte ; courons nous jeter dans les bras de ton frère… Je ne maudis pas ce pays, qui nous refuse le nécessaire. Oh ! non ! je l’aime toujours, et peut-être y laissons-nous quelques amis…

Ces derniers mots arrachèrent un soupir à Gretchen, et des larmes coulèrent de ses yeux. Le père et la fille se mirent en marche, précédés des chariots qui emportaient leur bagage, et qu’ils suivaient lentement comme un convoi funèbre. Une dernière fois ils se détournèrent pour revoir encore la maison abandonnée.

— Puisqu’il est si cruel de dire adieu aux muets témoins de notre existence, s’écria Walther, qu’il doit être doux de retrouver ceux qui nous attendent !… Allons, ma fille, tout est consommé ici !… en route… pour l’Amérique !


II.


Les deux voyageurs ne tardèrent pas à arriver à Anvers. Un grand nombre d’émigrants s’y était rendu déjà de divers points de l’Allemagne. On les voyait se promener sur les places publiques, le long des canaux, autour du port, par petits groupes, les uns insouciants et considérant toute chose avec indifférence, les autres mélancoliques et tristes, portant autour d’eux des regards qui ne semblaient rien saisir. Pour la plupart de ces habitants de l’intérieur des terres, la vue d’un navire était un spectacle nouveau ; ils ne comprenaient rien à ces mille cordages qui s’entre-croisent avec tant d’ordre, et les eaux tranquilles des bassins ne leur donnaient aucun pressentiment des agitations de la haute mer. Bien qu’ils fussent déjà en route, le grand voyage n’avait pas commencé pour eux. Cependant au fond de leurs cœurs il y avait une secrète inquiétude et comme un amer chagrin : tantôt leurs pensées s’élançaient en avant vers l’inconnu, tantôt elles se reportaient en arrière sur la patrie abandonnée.

Parmi les émigrants, nul ne ressentait plus vivement que Walther et sa fille Gretchen ce trouble de l’esprit qui essaie de percer les mystères de l’avenir pour échapper aux regrets du passé. Les jours d’attente leur paraissaient bien longs ; aussi éprouvèrent-ils un soulagement à leur tristesse lorsque le navire qui devait les emporter eut achevé ses préparatifs. Les ballots de toute sorte qui encombraient le quai s’étaient peu à peu rangés dans les flancs du vaste bâtiment ; le pont remis en ordre se présentait propre, luisant, dans toute sa longueur, et les voiles, à demi déployées sur les vergues, semblaient