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Boucher, venu après Lesueur, signale dans le goût français une maladie pareille. Et pourtant, chose étrange, Marini et Boucher comptent encore aujourd’hui de nombreux admirateurs. Le bel-esprit et l’afféterie plaisent aux gens qui se disent délicats ; pour eux, Lesueur manque d’élégance, et l’Arioste les effarouche par la franchise de l’expression. De telles bévues, commises et soutenues au nom du progrès, méritent les reproches de l’historien. S’il n’est donné à personne de prévoir où s’arrêtera le développement des facultés humaines, tous les esprits attentifs, en interrogeant le passé, sont amenés à reconnaître que la recherche du beau et de l’utile n’a pas été poursuivie avec un succès permanent. Il ne suffit donc pas de savoir les transformations de l’art et de l’industrie ; il faut choisir parmi ces transformations celles qui sont dignes d’étude, et répudier résolument celles qui sont dangereuses pour le goût. L’histoire, privée de ce contrôle, n’est qu’une lecture stérile.

M. de Laborde n’a pas oublié de caractériser le progrès et de marquer en quoi il diffère de la succession ou de la chronologie. Il y a deux manières de profiter du passé pour ceux qui le connaissent bien et savent le juger : c’est de chercher dans les œuvres belles ou utiles qu’il a laissées un encouragement, dans les fautes qu’il a commises un avertissement. Les défenseurs de l’originalité absolue ne s’arrêtent pas à ces menues questions ; ils n’ont besoin, s’il faut les en croire, ni d’encouragement, ni d’avertissement. Ils possèdent sur le beau et sur l’utile des notions tellement précises, qu’ils interrogeraient sans fruit l’antiquité, le moyen âge ou la renaissance. Le siècle de Périclès n’a rien à leur enseigner ; aussi se gardent-ils bien de l’interroger. Ils veulent ce qu’ils veulent pour d’excellentes raisons, et les œuvres qu’ils n’ont pas conçues ne leur disent rien qui puisse les détourner de la voie où ils sont engagés. Vanter la pureté des œuvres du ciseau grec, paroles perdues ! Ce que nous appelons pureté, ils l’appellent froideur. Signaler dans les statues du moyen âge l’imperfection de la forme, à quoi bon ? Ce qui blesse nos yeux les ravit en extase. Ils ne se contentent pas de louer l’expression naïve ou fervente des figures agenouillées sous le portail des cathédrales, ils soutiennent sans hésiter que le choix des lignes ne peut se concilier avec la ferveur ou la naïveté de l’expression. Recommander la renaissance comme un retour tenté vers la beauté, — une vérité si évidente n’arrive pas jusqu’à eux. Ils condamnent la renaissance parce qu’elle aimait l’antiquité, et s’ils font tant de bruit de la sculpture du moyen âge, ce n’est pas qu’elle leur plaise, mais l’ignorance, l’oubli ou le mépris de la forme ont à leurs yeux la valeur d’une protestation énergique. Il appartient aux bons esprits de rétablir le vrai sens de la tradition, de marquer, en racontant