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Vous autres Parisiens, vous croyez peu ou point aux choses surnaturelles. Les opinions sont libres ; mais si Samuel nous raconte une histoire de sorcellerie, n’ayez pas l’air incrédule : autrement il s’arrêterait et se fâcherait ; il est fier à sa façon.

En ce moment, un pas lourd retentit dans l’escalier. La porte s’ouvrit sans qu’on eût frappé. — Bon samedi, la compagnie ! dit une grosse voix qui était celle de Samuel en personne.

Samuel pouvait avoir cinquante ans. Une large paire de favoris encadrait sa figure intelligente, quoique un peu grosse. Samuel est un de ces types de la campagne, comme il y en a tant en Alsace, et qui sont propres aux rôles les plus divers. Le digne voisin du père Salomon remplissait avec un égal succès les fonctions si différentes et si délicates de chantre suppléant à la synagogue, de garde-malade, de conteur, de barbier, d’agent matrimonial et de commissionnaire.

Le nouveau-venu, qui semblait avoir conscience de sa valeur, s’établit carrément et familièrement à côté du maître de la maison. — Samuel, lui dit mon hôte sans plus de préambule, tu arrives à propos. Puisque tant est qu’on ne peut faire la partie ce soir[1], tu vas nous raconter quelque histoire, mais quelque chose de bien, qui puisse plaire à monsieur. C’est un ami qui habite Paris.

Samuel me salua de la tête sans toucher à son chapeau. — Je n’ai pas l’habitude de me faire prier, répondit-il ; mais laissez-moi chercher un peu. Voyons ! qu’est-ce que je pourrais bien vous raconter ?

Ici ce fut un véritable assaut livré par l’auditoire tout entier au répertoire et à l’érudition de Samuel. La maîtresse de la maison insista sur la légende de la reine de Saba, traversant à certaines époques le village de Bolwiller à une heure après minuit, assise, les cheveux flottans et vêtue de blanc, sur un char d’or roulant sans attelage. Les deux filles de Salomon prièrent Samuel de leur raconter l’histoire si tragique de la petite Rebecca, qui, pour avoir jeté, un samedi soir, un coup d’œil indiscret à travers la petite fenêtre de sa cuisine, aperçut et entendit mugir le fameux Mohkolb[2] couché sous la pierre de l’évier, et mourut de peur. Les fils de mon hôte réclamaient les aventures du vieux Jacob, qui s’égara en allant à la foire de Saint-Dié. Après avoir marché toute la nuit, il s’était trouvé à trois heures du matin au même point d’où il était parti la veille au soir, et fut poursuivi jusque dans sa maison par une troupe d’hommes

  1. Chez les juifs, il est défendu de jouer aux cartes le samedi.
  2. Sorte de monstre tout couvert d’yeux, appelé encore Dorfthier (bote du village), qui joue un grand rôle dans les légendes.