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et toujours le samedi, faire en commun leur prière du soir chez le père Salomon. C’est là un honneur pour le maître de la maison, et on ne l’accorde guère dans les villages qu’aux personnes qui, comme mon ami, sont haut placées dans l’opinion de la kehila[1].

Les dernières paroles de la prière du soir firent l’effet de ce coup de sifflet qui, dans les théâtres, précède et amène les changemens de décoration. Le sabbat était fini à l’instant même. La salle prit un aspect nouveau ; les nappes disparurent. La lampe aux sept becs fut hissée au plafond de bois noir. Puis entrèrent, bonnets de coton en tête, pipe fraîchement allumée à la bouche, et lanterne à la main, six ou sept voisins qui venaient faire, selon leur habitude le samedi soir en hiver, leur partie chez les Salomon. Le gagnant devait remporter chez lui non point une valeur en argent, mais une valeur en nature, qui était représentée pour le quart d’heure par une belle oie grasse, blanche comme la neige, fièrement appendue à un crochet de la fenêtre, où elle attendait son bienheureux acquéreur. Il fallait voir celui que le sort avait favorisé se lever soudain et dépêcher un exprès à sa femme pour lui annoncer qu’il l’avait gagnée ! C’était, à s’y méprendre, un de ces tableaux d’intérieur si admirablement saisis par les maîtres de l’école flamande. Rien n’y manquait pour rendre l’illusion complète : ni la simplicité rustique de la salle et des meubles, ni la bonhomie des profils, ni les pots de bière placés à la portée des joueurs, ni les bouffées de tabac, ni enfin la présence d’un gros matou à robe jaune, témoin obligé de toutes ces scènes d’intérieur, chaudement blotti derrière le poêle, dos en voûte, queue en trompette, et contemplant nos joueurs avec cette expression placide de profonde observation que les chats prennent quelquefois depuis qu’Hoffmann leur a prouvé que parmi leurs ancêtres ils comptaient des philosophes.


III

C’était le mercredi suivant qu’on devait célébrer le mariage du neveu de mon hôte. Le village de Wintzenheim, où nous devions nous rendre, est à huit lieues de Bolwiller. Le père Salomon m’emmena avec l’aînée de ses filles et la cadette.

Comme mon digne hôte, ainsi que son frère, trouvait plus sûr, plus commode et plus agréable de voyager dans son propre équipage que de s’enfermer dans un wagon du chemin de fer qui longeait notre route, on avait, dès la veille, arrêté deux voitures appelées

  1. Communauté.