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pompeusement dans le pays chars-à-bancs, et que j’appellerai chars-à-planches. L’une était destinée au fiancé et à sa famille, l’autre aux Salomon. Ce ne fut guère que vers dix heures du matin que notre monde fut prêt, encore le maître de la maison n’était-il pas arrivé. Tout en l’attendant, nous primes place dans les carrioles. Le père Salomon parut enfin sur le palier du premier étage. Il était tourné vers quelqu’un qu’on ne voyait pas. À en juger par le mouvement de sa tête et de ses mains, il semblait donner à ce personnage un témoignage de non équivoque satisfaction ; puis il descendit les marches de l’escalier, vif et preste, malgré ses soixante et dix ans. Son carrik, couleur café au lait et à mille collets, couvrait ses épaules ; son bonnet de coton était tiré sur ses oreilles, et son chapeau rond solidement planté sur ce même bonnet. Il faisait sortir avec délices d’une très belle pipe en écume, ornée d’un couvercle et d’une chaînette d’argent, d’épaisses bouffées de tabac dit violette, et sentant sa contrebande à dix pas. Cette pipe, ce tabac, n’étaient de mise que dans les occasions solennelles.

Tout en prenant place à côté de nous, Salomon me regardait en souriant et d’un air de contentement qui signifiait : — Ah ! çà, vous ne me dites rien ? vous n’admirez pas ? — Je n’eus pas de peine à m’apercevoir, en observant bien mon interlocuteur, que la main du barbier conteur avait passé sur son menton, et que ce jour-là maître Samuel avait fait sa besogne avec une adresse qui eût fait honneur à Figaro lui-même. Et cependant Samuel n’avait pas eu à sa disposition un rasoir de Bilbao, mais simplement une modeste paire de ciseaux de Bouxwiller, seul instrument que le rit juif autorise à se promener sur les barbes orthodoxes[1]. Je compris donc la légitime satisfaction du père Salomon. Il était resté fidèle à la prescription religieuse, et sa barbe n’en était pas moins bien faite ; il goûtait le plaisir de la difficulté vaincue.

Le village de Wintzenheim compte beaucoup de juifs. Il jouit de tous les avantages d’une grande communauté. Il y a là une synagogue d’une assez belle construction, une école israélite communale, un rabbinat, de nombreuses hévresse (sociétés religieuses). Wintzenheim possède un ministre officiant qui n’est ni plus ni moins qu’une célébrité, digne, selon l’expression du père Salomon, de se faire entendre dans la synagogue consistoriale de Francfort. L’heureux chef, le parnass de cette bienheureuse communauté, était Marem,

  1. « Ne rasez pas autour les extrémités de votre chevelure, et ne détruis pas l’extrémité de ta barbe. » (Lévitique, c. XIX, v. 27.) En vertu de cette prescription, le talmud a défendu l’usage du rasoir, parce qu’il détruit promptement. On tolère cependant les ciseaux, sans doute parce qu’ils fonctionnent avec plus de lenteur : c’est une interprétation de casuiste, et néanmoins les fidèles s’y conforment.