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ne confiait jamais, même à ses sœurs, rien de ses sentimens et de ses actions, et ne permettait pas qu’on approchât d’elle de trop près), Charlotte provoqua la confiance de sa sœur en lui montrant à son tour quelques poèmes écrits par elle… Anne vint ensuite, encouragée par l’exemple de Charlotte, et soumit ses productions poétiques à l’examen de ses sœurs. Elles firent un choix de leurs poésies, en formèrent un petit volume, et décidèrent qu’il serait publié sous les pseudonymes d’Ellis, Currer et Acton Bell. Charlotte, en quête d’un éditeur, s’adressa à un libraire de Londres qui consentit à publier le volume, dont les sœurs se chargèrent d’ailleurs de faire les frais. Il n’y a rien de bien digne de remarque dans ces premières démarches littéraires, si ce n’est le soin extrême que les trois sœurs prennent à cacher leur véritable nom, même à leur éditeur. Ce n’était pas seulement leur timidité ordinaire qui les poussait à prendre ces allures mystérieuses, un sentiment d’orgueil y était aussi pour quelque chose. « Nous avions, dit Charlotte, le vague sentiment que les femmes auteurs sont vues avec prévention ; nous avions remarqué que les critiques emploient souvent la personnalité envers elles comme moyen de châtiment, et la flatterie comme moyen de récompense. » Le volume parut vers la fin de mai 1846. La bourse des trois sœurs était peu garnie, il y eut peu d’annonces, et cette première publication passa presque inaperçue.

Les trois sœurs ne se découragèrent pas : elles avaient publié ensemble leurs poèmes, elles eurent l’idée de publier ensemble un trio de nouvelles dont chacune serait l’œuvre de l’une d’entre elles. Dans cette pensée, Emilie composa Wuthering Heights, Anne Agnès Gray, et Charlotte le Professeur ; mais cette fois il fut difficile de trouver un éditeur, et les trois sœurs furent obligées de se résoudre à publier leurs œuvres séparément. Après de longs retards et de nombreux voyages de Londres à Haworth et de Haworth à Londres, les manuscrits d’Emilie et d’Anne finirent par trouver un éditeur dont les demoiselles Brontë ne semblent pas avoir eu beaucoup à se louer ; quant au manuscrit de Charlotte, il n’eut même pas la mauvaise chance des manuscrits d’Anne et d’Emilie : il fut refusé partout à l’unanimité. Charlotte, nullement découragée par ces refus réitérés, en affronta un dernier, et envoya son manuscrit à la maison Smith, Elder, de Londres. Le livre fut refusé, mais avec courtoisie. L’éditeur, avec discernement et bon goût, indiquait les parties faibles du livre et les raisons qui l’empêchaient de le publier. Ce refus courtois, qui donna lieu à un échange de lettres, laissait la porte ouverte à l’avenir. Moins d’un mois après, Charlotte envoyait à la maison Smith le manuscrit de Jane Eyre.

« Vous avez tort de croire qu’il est absolument nécessaire qu’une