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héroïne de roman soit belle pour être intéressante. Je vous prouverai que vous avez tort ; je vous montrerai une héroïne aussi petite et aussi laide que moi qui sera aussi intéressante qu’aucune des vôtres. » Le succès de Jane Eyre prouva que Charlotte avait raison, Ce succès commença, on le peut dire, avant même que le roman fût complet et que le personnage fût sorti entièrement du cerveau de Charlotte, car elle-même trouva son personnage tellement intéressant qu’elle ne put lâcher son œuvre qu’après l’avoir menée à bonne fin. Cette conception, qui a quelque chose de réellement contagieux, avait déjà un admirateur le lendemain de son arrivée à Londres. L’éditeur le donna à lire à un employé de sa maison. « Celui-ci fut tellement frappé du caractère de ce roman, dit Mme Gaskell, et exprima son impression en termes tellement vifs, que M. Smith semble d’abord s’être beaucoup diverti de cette admiration. — Vous me paraissez si fort enchanté, dit-il en riant, que je ne sais si je dois vous croire… Mais lorsqu’un second lecteur, sous la forme d’un Écossais à intelligence lucide et peu prompt à l’enthousiasme, après avoir emporté le manuscrit chez lui dans la soirée, déclara qu’il s’était senti tellement intéressé qu’il avait passé la moitié de la nuit à l’achever, la curiosité de M. Smith fut suffisamment éveillée pour l’engager à juger par lui-même. Si grandes qu’eussent été les louanges données au manuscrit, il jugea qu’elles n’avaient pas été démesurées. » Le livre en conséquence fut imprimé ; il avait été envoyé à la fin d’août, il fut publié au mois d’octobre. Le succès fut immense, les louanges vinrent de tous les côtés du monde des lettres, et malgré l’embarras que ressentent certains critiques à louer l’œuvre d’un inconnu, les revues et les journaux s’accordèrent à reconnaître les grandes qualités de Jane Eyre. Dans toute l’Angleterre, dit Mme Gaskell, on se perdait en conjectures sur l’auteur de ce livre extraordinaire. On inclinait généralement à penser cependant que, d’après les descriptions de paysage et les peintures de caractère, il devait appartenir aux comtés du nord. À l’exception d’Anne et d’Emilie, le presbytère d’Haworth n’était pas mieux renseigné que les cercles de Londres. M. Brontë ignorait l’existence de Jane Eyre, non moins que l’existence de Currer Bell. Cependant, lorsque le succès du roman fut confirmé, Charlotte résolut d’en faire part à son père, qui semble, d’après la conversation rapportée par Mme Gaskell, avoir été ravi, sans être fort étonné. « Papa, j’ai écrit un livre. — Vraiment, ma chérie ? — Oui, et je désire que vous le lisiez… Mais il n’est pas manuscrit ; j’ai craint que cela ne fût une trop forte épreuve pour vos yeux : il est imprimé. — Chérie, vous n’avez donc pas pensé à la dépense que cela occasionnerait ? C’est bien certainement de l’argent perdu, car comment pouvez-vous espérer de vendre un livre ?