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l’existence de Dieu et d’une vie future que j’aie jamais entendue. Pour juger de pareilles expositions et déclarations de principes, on voudrait se dépouiller de l’horreur instinctive qu’elles éveillent, afin de les considérer avec un esprit impartial et une humeur recueillie. Cela m’est, je l’avoue, très difficile. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que nous sommes invités à nous réjouir de ce néant sans espoir, à recevoir cette amère spoliation comme un grand bienfait, à bénir cette inexprimable désolation comme un état d’enviable liberté. Qui pourrait faire cela s’il le voulait ? Qui, le voulût-il, le pourrait ?

« Sincèrement, pour ma part, je désire trouver et connaître la vérité ; mais si c’est là la vérité, oh ! elle a bien raison de se couvrir d’un voile et de se protéger de mystères. Si c’est là la vérité, l’homme ou la femme qui la contemple n’ont qu’à maudire le jour de leur naissance. J’ai dit toutefois que je n’appuierai pas sur ce que je pense ; j’aimerais mieux savoir ce que d’autres pensent, surtout les personnes dont les sentimens ne sont pas susceptibles d’influencer le jugement, etc. »


Miss Brontë se sépare donc en tous sens du mouvement littéraire contemporain. Il y a mieux, elle se sépare de tous ses confrères dans la manière dont elle envisage la mission de la littérature. Presque tous les écrivains anglais contemporains voudraient faire servir la littérature à un but utile, politique, social. Leurs romans et leurs poèmes ont des tendances, ils sont radicaux ou tories. Ils poursuivent une réforme, cherchent à redresser un préjugé, à flétrir un abus. Rien de pareil chez miss Brontë. Charlotte est un artiste, rien qu’un artiste. Elle cherche à peindre des caractères et à mettre en lutte des passions ; lorsqu’elle a réussi, elle croit avoir accompli sa tâche. Il n’y a aucune préméditation dans ses romans, rien qui trahisse une préoccupation politique ou sociale quelconque. Après la publication de Ruth, elle écrit à Mme Gaskell pour la féliciter de son succès. « Villette ne pouvait faire aucun mal à Ruth, lui écrit-elle, car ce dernier livre a une portée sociale que mon roman n’a pas. » Mais c’est dans son jugement sur la Cabane de l’Oncle Tom que nous trouvons la pensée véritable de l’auteur et sa véritable profession de foi esthétique. « Vous verrez que Villette ne touche à aucune matière d’intérêt public. Il m’est impossible d’écrire des livres sur les sujets du jour ; il est inutile que j’essaie. Je ne puis pas davantage écrire un livre pour la seule morale. Je ne puis pas non plus prendre un thème philanthropique, quoique j’honore la philanthropie. Je me voile volontairement et sincèrement la face devant un sujet aussi énorme que celui qui a été traité dans l’ouvrage de mistress Beecher Stowe. Pour bien traiter ces grandes questions, il faut les avoir étudiées longtemps et d’une manière pratique ; il faut en connaître intimement tous les aspects, en avoir senti naïvement les mauvaises influences ; on ne doit pas les prendre pour objets de spéculation commerciale. » Miss Brontë est un artiste avant tout ; comment donc lui a-t-on attribué des tendances anti-sociales et des projets d’attaque