Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/453

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre le mariage ? Cependant cette assertion paraîtra fondée, si on examine ses livres superficiellement. Les tendances qu’on lui a reprochées sont loin de sa pensée ; mais les situations dans lesquelles elle place ses personnages invitent immédiatement l’esprit à réfléchir sur certains grands thèmes sociaux, le mariage, la condition des femmes. Charlotte choisit les situations les plus dramatiques pour faire ressortir avec violence le jeu des caractères. Tout artiste en fait autant, car il sait que la nature ne se révèle complètement que dans les situations exceptionnelles, qui par cela même peuvent être appelées immorales, parce qu’elles dérangent la vie de tous les jours et l’ordre des habitudes. Je prie beaucoup de grands moralistes critiques de prendre en considération cet axiome paradoxal, que toute circonstance exceptionnelle est presque nécessairement immorale, et que la poésie, le roman et le drame ne vivent cependant que de circonstances exceptionnelles. C’est ainsi que Charlotte, guidée par son instinct, s’est trouvée attaquer, sans le savoir ni le vouloir, certaines institutions sociales et certains préjugés anglais ; mais à ceux qui l’accusaient de tendances immorales elle avait le droit de répondre : Ce n’est pas moi qui suis immorale, c’est la nature ; la voilà telle qu’elle se révélera infailliblement, certains caractères et certaines situations étant données. Si vos coutumes, fussent-elles vieilles de cinq mille ans, se trouvent en désaccord avec la nature, que puis-je y faire ? Je n’ai même pas besoin de cette raison suprême, car les situations dramatiques par excellence ne naissent-elles pas précisément de ce désaccord entre la nature et les lois inflexibles, impérieuses et salutaires, qui régissent les sociétés humaines ?

Il ne faudrait cependant pas vouloir pousser trop loin la justification. Charlotte pensait librement sur la société. Ses écrits en sont la preuve ; mais elle ne pensait pas en vertu d’une théorie, elle pensait en vertu de son bon sens naturel. Elle pensait, comme nous le pensons tous, que les règles générales et universelles qui sont appliquées aux sociétés souffrent de très nombreuses exceptions, qu’il est pharisaïque d’appliquer la même loi à tous les actes qualifiés d’un même nom, que les actes humains sont susceptibles de nuances infinies, et que le bien ou le mal en beaucoup de cas consiste principalement dans la nuance. Voilà ce que Charlotte pensait relativement à la grande société humaine. Relativement à la société anglaise, elle pensait que décidément le respect des apparences était un préjugé et souvent une impiété, que le respect de l’argent et des titres, poussé trop loin, est puéril et sauvage, qu’on ne doit pas juger des hommes d’après leur condition, mais d’après leur âme, et qu’enfin pour connaître un homme, il ne faut prendre ni ses paroles, ni même ses actions, mais chercher à savoir ce qu’il est intrinsèquement. — J’ai connu, aurait-elle pu dire, un homme passionné que