Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/465

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que miss Brontë excelle à reproduire. Toutes les impressions nerveuses, violentes ou délicates, sont de son domaine : les caprices fugitifs d’un tempérament original, les sourires étranges, les magnétismes du regard, l’agitation passionnée des muscles, les frissons subits, messagers d’un bonheur d’une minute ou d’une tristesse passagère… Jane Eyre est plein de ces impressions fines et délicates ; mais le chef-d’œuvre de l’auteur en ce genre, ce sont les cinquante premières pages de Villette, où est décrite l’enfance de Pauline-Marie. Ces pages sont étranges comme certains regards de malade, douloureuses comme les sons de l’harmonica.

Miss Brontë est extrêmement éloquente, et on lui a fait presque un défaut de ce mérite. On lui a reproché la longueur des conversations de Jane Eyre et de Rochester. Ces conversations sont interminables : eh bien ! j’avoue que je n’en voudrais pas retrancher une syllabe. Au moins voilà des duos d’amour qui ont une originalité, des conversations sentimentales qui sont autre chose que des lieux communs. Voilà des amoureux qui sont riches de leur propre fonds, et qui n’ont pas pillé les livres ; ils inventent spontanément l’expression qui convient à leurs sentimens, et leur voix sait trouver subitement, pour accompagner les orages de leur cœur, des paroles retentissantes comme le bruit des grandes cascades. Les conversations de Jane Eyre sont de véritables tempêtes. Les éclats de rire, les colères, les expressions bruyantes d’une, joie insensée, les plaintes amères d’un bonheur retardé, saillies du cœur, boutades de l’imagination, chauds éclairs de la passion qui, se multipliant au milieu de cette atmosphère étouffante, font redouter à chaque instant le coup de foudre décisif, tout cela éclate à la fois et roule comme une avalanche sur l’esprit bouleversé du lecteur. Plus on relit ces singulières conversations, et moins on s’étonne que Jane Eyre ait tant effarouché les pruderies anglaises ; elles sont étouffantes comme une chaude journée d’été, enivrantes comme les exhalaisons de la nature ; elles gagnent l’esprit comme une contagion. Elles ont encore une originalité étrange qui les sépare de toutes les conversations amoureuses que j’aie lues, c’est-à-dire un mélange de l’irrésistible éloquence de la nature et des séductions artificielles de la passion inventive et rusée. Rochester, tout emporté qu’il soit, est en même temps fort astucieux. Jane, toute réservée qu’elle soit, est singulièrement provocante. Les deux amoureux connaissent toutes les manœuvres et toute l’escrime du duel dangereux dans lequel ils sont engagés. Que Rochester soit passé maître dans l’art de simuler la colère ou de placer à point une tirade passionnée, cela se comprend sans peine ; mais Jane ? En vérité, elle devine bien des choses. Cette petite sorcière aux yeux curieux, à l’esprit alerte, au cœur ambitieux,