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elle sait comment un mot prononcé à propos et avec une certaine inflexion de voix apaise les bouillonnemens des plus furieuses tempêtes ; elle sait comment la main d’une femme se pose sur le front d’un amant pour guérir les blessures faites à l’orgueil. Oh ! les deux fantastiques amoureux ! Jamais homme savant en astuce et protégé par l’amère expérience a-t-il été plus naïf, plus jeune, plus ouvert à la confiance ? Jamais femme ignorante et naïve a-t-elle été plus instinctivement rusée, et a-t-elle marché d’un pied plus sûr et d’un œil plus vigilant à travers les routes dangereuses ?

Mais le grand mérite de Jane Eyre ne consiste pas dans de puissans effets de terreur, ni même dans l’éloquence et l’originalité des passions ; il consiste dans la conception des trois personnages. Ce sont trois créations extraordinaires, trois personnages inventés, trouvés, qui n’ont pas leurs précédens en littérature. Aucun héros de roman ancien ou moderne ne leur ressemble ; ils ont une physionomie qui leur est propre, vigoureusement excentrique, et dont les traits restent ineffaçablement gravés dans le souvenir. Ils sont sortis tout armés du cerveau du romancier, ils sont nés des relations de l’auteur avec la nature, ils n’ont, de près ou de loin, aucune parenté littéraire. La première fois qu’on les voit, ils frappent par leur singularité extérieure. De bizarres et d’amusans héros ! se dit-on en fermant le livre. Cependant on n’est pas satisfait : ces personnages vous tourmentent comme une énigme, ils inquiètent l’imagination, et on se dit qu’ils doivent avoir un sens mystérieux qui échappe. À la seconde lecture, on pénètre mieux le secret de cette impression ; la bizarrerie des personnages commence à disparaître, et on aperçoit leur grandeur réelle. Jane Eyre, Rochester, Saint-John Rivers sont trois personnages pris dans la plus grande nature humaine ; ils appartiennent aux plus intéressantes familles de la large et complexe humanité. Ce ne sont pas de pâles ombres, ne se distinguant les unes des autres que par des nuances imperceptibles ; ce sont trois types tranchés. Edouard Rochester est tout simplement de la grande race orageuse, équivoque, puissante, sympathique des Mirabeau. Il en a tous les troubles et tous les désordres. Sa noble énergie est explosive comme les volcans, ses violentes passions domptent toute résistance autour de lui et provoquent l’épouvante comme une éruption de lave ; mais la main d’un enfant le dirige, et les paroles d’une femme le laissent docile et soumis. Il est de la nature qui a été symbolisée par les Samson et les Hercule, et il a traversé les expériences de ses symboliques ancêtres : les Dalilas et les Omphales ont découvert le secret de sa force, les Philistins l’ont poursuivi de leur haine, et la société lui a attaché au flanc par le mariage la tunique de Déjanire.