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à elle ; ce n’est point pour ces qualités qu’elle veut être aimée, mais pour la tendresse qu’elle peut donner.

Mais le plus extraordinaire des trois personnages, à mon avis, c’est Saint-John Rivers. Si Edouard Rochester appartient à la race des Mirabeau, Saint-John Rivers appartient à la race des Calvin et des Knox, des hommes austères, durs, sans tendresse, sans dévouement pour les créatures charnelles. Il n’a que des ardeurs d’esprit. Les larmes viennent aux yeux, lorsqu’on le voit promener son regard triste et sec sur la belle jeune fille dont il dédaigne l’amour. Cœur tranquille et âme inquiète, il ne rêve que martyre, but idéal à poursuivre, salut éternel à conquérir. Il est ambitieux de la vérité morale, comme un conquérant est ambitieux de royaumes et d’empires. Ce jeune homme fait frémir, et à juste titre, car il est de la race implacable par excellence, celle des hommes violens et froids, qui, n’ayant que des passions d’esprit, échappent à la nature et ne lui donnent sur eux aucune prise. Il ne réclame de vous ni affection, ni dévouement pour sa personne, mais il exige impérieusement votre soumission aux idées qu’il a conçues et au but qu’il s’est tracé. Obéissez-lui, Jane, ou soyez damnée ! Dans une autre situation, il dirait : Obéissez ou mourez. L’énergique Jane, si paisible et si sûre d’elle-même au milieu des emportemens de Rochester, se détourne avec effroi de ce calme despote, dont tous les gestes sont mesurés, dont la parole est si tranquille. Elle sent que cet homme si vertueux, qui croit n’aimer que la vérité, n’aime dans la vérité que lui-même. « Jane, lui a-t-il dit un jour, que serais-je sans la loi du Christ ? Un ambitieux violent et mondain. »

Tels sont ces trois personnages, pris, je le répète, dans la plus grande nature humaine. Nous sommes tellement déshabitués de ces caractères, qu’ils nous font presque au premier abord l’effet de revenans d’un monde évanoui ; mais ils appartiennent à la famille des âmes originales vraiment dignes d’être représentées, qui ont tenté et qui tenteront éternellement l’ambition des artistes et des poètes dignes de ce nom : ils personnifient quelques-uns des grands côtés de la vie humaine ; le fanatisme, la liberté, le défi jeté au monde et à la destinée. Ajoutez que ces personnages de Jane Eyre sont anglais, exclusivement anglais, et qu’il faut un certain temps pour percer leur dure enveloppe et reconnaître en eux les élémens communs à notre espèce.

J’ai dit que miss Brontê pensait librement sur la société ; il serait plus juste peut-être de dire qu’elle pense librement sur la nature humaine. Sa croyance au bien ne l’abuse pas ; elle a l’œil ferme et perce les apparences. Elle semble convaincue que les traces du péché originel ne sont effacées chez aucun de nous. Tous ses personnages,